Un coup de cœur du Carnet
Anna AYANOGLOU, Sensations du combat, Gallimard, 2022, 88 p., 13 € / ePub : 9,49 €, ISBN : 9782072972454
Elle esquive les coups, elle absorbe tout – à l’instar de la boxeuse d’Arthur H, Anna Ayanoglou. Sensations du combat, son deuxième recueil, parait trois ans après le remarqué Le fil des traversées, chez Gallimard encore – collection blanche, et en redéploie, avec vigueur, des traces vives. Un philtre de perception pure.
Dieu soit loué il m’est donné d’aimer encore
de vivre à perte contre le temps
En deux amples mouvements (La dévoration et Ce savoir, se savoir) que sépare un intermède clé (Nourritures), la poétesse forme par tableaux les étapes d’une trajectoire qui va au-delà du champ amoureux, empoignant texte après texte ce qui tendonne et ligamente l’ossature de l’existence. L’œil vif, la mémoire alerte, elle saisit ce qui fut jusqu’à atteindre un présent gonflé de possibles. Prolongeant les échos de ses traversées, elle refait quelques haltes en Lituanie, en Estonie, retrouvant sous des traits ciselés ce que Vilnius, l’exil, la fuite, la joie, lui donnent à sentir et à penser.
Vilnius est cette lune
qui m’épargne les rais de feu
contre lesquels, les jours mesquins
au détriment de tout, je lutte
Les combats sont multiples. Ceux de l’amour et de son obsolescence, d’abord, saisis à bras le corps par l’autrice qui bataille et caresse en vers sensibles, toujours lucides quant à la mécanique de l’éblouissement et du délitement. Elle écrit dans « Avec lui » :
Je peux être ce désordre
toutes tripes exprimées
enfin d’un seul tenant.
Construite assurément en poésie, où rien n’est laissé au hasard, la poétesse ordonne les mots et couperette pour mettre en pièces l’échappée du sens. Il s’agit de traque. D’exigence. Ainsi chaque poème trouve sa place dans un ensemble auquel la cohérence n’enlève rien à la surprise, tandis qu’elle fait brûler ses ardences, huiles chaudes, dans le chaos du vivant. Anna Ayanouglou cloue aussi au creux des textes des mots-sésames, fils rouges qui ricochent sur le fil de la lecture, qui tatouent ses Sensations comme les cercles concentriques sur l’eau viennent encercler la peau, l’un après l’autre. On rosit, on excède, on (dés)origine, on évalue la gravité, (se) cognant et dansant sur la crête des affects, sans gravité pourtant, excluant tout pathos.
Il y a cette origine que mon nom dit
son intenable intensité, parfois
De chaque départ
elle est le centre de gravité
– une fournaise autour de laquelle
j’évolue
Attentive à toute langue, la sienne, celle de l’aimé, celles de l’étrangèr.e, ici, à l’Est, ou bien en Irak, en Syrie, en Grèce, celles de ses élèves, Anna Ayanoglou contre cette terreur / de ne jamais se rencontrer. La langue est un territoire, un corps-forêt, une rivière, un lieu-racines, où uppercutent les muscles de la perte et de la conquête. L’endroit en tout cas où identifier les foyers du vrai, de la douleur comme de la liesse reconnue, créant des anticlichés, des remèdes aux non-dits, aux discours qui affadissent et tuent l’exacte exaltation de soi.
N’ÊTRE
Rien d’autre que composite, agglomérat
– de langues approchées, apprivoisées
puis le temps passe, et rien, elles sommeillent
et leurs liens avec elles
mais tout sommeille – les terres, des aïeux
ou sans, peu importe, vraiment
– tous des membres fantômes
souffrances scintillantes
qui se réveillent par intermittence.
Passant par plusieurs morts et renaissances / sans que nul n’en soupçonne le début, la poétesse combat sans relâche dans ces pages qui exposent ce qu’elle ne laisse pas paraître – le vrai se trouve dans le poème, infiniment, passé sur le ring de l’écriture, arraché aux jours fades, aux heures communes, où on s’irréalise :
LE CYCLE
Tu te jettes dans la tache de laid
– métro, travail, fixité assassine
La pensée se hérisse
L’âme, d’elle-même, s’engourdit
Et quand la torpeur se dissipe
Quand se réveillent l’acuité, la réceptivité
la colère monte, qui te répète :
vois donc ce que tu perds
lorsqu’en ces jours
tu hibernes à toi-même.
Tout entière inaccomplie, Anna Ayanoglou exhorte à nourrir en soi le feu / ne pas perdre la force / savoir construire la ruse, et signe une nouvelle fois un opus léché par les flammes d’une puissance à découvert, incisive. Une tendre, implacable et intransigeante invitation à découvrir ce qui fait tenir et ce qui fait être soi.
tu veux, ou c’est la mort
De quoi vouloir, férocement
Maud Joiret