Cœur et corps à l’ouvrage

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Selfie de Chine, Midis de la poésie, 86 p., 12 €, ISBN : 978-2-931054-07-9

wery selfie de chineDe son propre aveu, l’une des fonctions du “taff d’écrivaine” d’Isabelle Wéry est de “sculpter des images pour autrui”. Sculpter, on le fait avec les mains, mais aussi avec la langue : sculpter des mots implique la collaboration active du corps et du cœur, qui parvient à donner vie à cette Chine presqu’irréelle, tant elle est éloignée des quotidiens occidentaux. Et pourtant, le petit livre d’Isabelle Wéry est aux antipodes d’un Orient fantasmé : c’est dans la Chine bien réelle et son désordre organisé que plonge ce sino-selfie, dans un tourbillon ardent que répercutent les thèmes, les registres, les formes de discours qui s’y trouvent brassés. Prose poétique, cadavre exquis et tentatives mandarines, franglais, onomatopées et borborygmes mêlés de voyelles décuplées et d’une ponctuation erratique se passent le relais pour un résultat chaotiquo-extatique.

Oui, lire la Chine, ça te creuse aussi la tête. Comme la pelle mécanique crève le tarmac de Beijing. Ça te met à cru, ça te déchiquète. Et ça t’abandonne hagarde et désossée sur le bord du clavier, étrangère à toi-même et totale solitaire, tatouée d’idéogrammes rouges, le cerveau enivré d’images aussi fiévreuses qu’une bande de chiens enragés.

Sous la couverture blanche, il y a ce qui est doux et ce qui l’est moins, voire pas du tout : la censure, l’ordre arbitraire maintenu par un état policier – car la “Chine des mélanges” est aussi celle des inégalités. Mais ce dont parle, avant tout, Isabelle Wéry, est la Chine des rencontres et des liens tissés au fil d’un massage d’oreilles ou de délicieux cocktails sirotés au coin d’un bar qui ne paie pas de mine. On croise des inconnus que l’on ne reverra plus, des amis, des admirés, toutes et tous saisis en plein mouvement dans le vif du souvenir, ciselés avec tendresse dans le tissu des expériences vécues par une Isabelle Wéry en posture de visiteuse euphorique, aussi humble et respectueuse qu’elle est drôle et curieuse. 

Observer depuis un mirador la cité grouillante d’activités. Construire pas à pas une vie quotidienne, de nouveaux rituels. Tout inventer. Tout observer.

Si, comme le rapporte l’autrice, Thomas Gunzig considère que “l’écriture est un art visuel sans écran”, il semblerait que celle d’Isabelle Wéry relève plus encore d’un art pluri-sensoriel. La langue qui porte Selfie de Chine n’est pas seulement visuelle, elle est sensuelle : il y a les odeurs, les saveurs, les textures et tessitures qui déjà se déploient et gagnent les moindres recoins de l’imaginaire des lectrices et lecteurs dès les premières pages – une expérience qui reflète les premiers contacts de l’autrice avec la Chine, le pied une fois posé dans l’avion qui la mènera à Pékin :

La poésie est palpable dans l’air, elle coule le long des parois de l’habitacle, s’étale sur les sièges, gambade sur la moquette, s’évapore des sandwiches des pique-niques ; des poèmes sortent des bouches chinoises qui s’agitent autour de moi comme autant de museaux de poissons chauds riants à gorges déployées.

Isabelle Wéry aborde l’écriture comme elle semble aborder le quotidien : avec générosité, franchise et enthousiasme, mais surtout avec une curiosité aussi insatiable que son goût pour les mets chinois. L’autrice avale la Chine autant que la Chine l’avale, tout est histoire de saveurs, de salive et de surprise, c’est pourquoi sa langue est si gourmande, si pleine de tout ce que l’on n’attendait pas et qui submerge avec la puissance jubilatoire d’une pluie torrentielle un jour d’été caniculaire.

[…] si Jack mangeait mon corps comme il mange de la nourriture, je risquerais de passer un cool moment. Si bien qu’un désir rouge sang frais s’installe dans mon ventre (surtout au moment précis où Jack enfourne tout de go quelques parcelles de porc bouilli mariées à un gluant morceau de gâteau au miel) !

On entend les mots sortir de la bouche d’Isabelle, sculptés des dix-huit muscles de sa langue agile, des mots qui sont autant de petites perles de verre coloré enfilées sur le fil de la phrase, sans le moins du monde se préoccuper de l’harmonie finale ni de quelconques conventions. Au bout des doigts de l’autrice, les images fourmillent et toutes laissent entendre le plaisir ludique pris à écrire, à dire, à lire. L’enthousiasme est communicatif, la jouissance décomplexée. Selfie de Chine est un livre qui donne faim – d’absolument tous les possibles qui fleurissent sur le chemin liant l’ici à l’ailleurs.

Louise Van Brabant

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