Un coup de cœur du Carnet
Pascal CHABOT, Six jours dans la vie d’Aldous Huxley, PUF, 2022, 56 p., 7,5 € / ePub : 4,99 €, ISBN : 978-2-13-083344-4
Que sont six jours dans la vie d’un individu ? Bien peu de choses. Mais six journées constituent par contre autant de bifurcations, de portes qui donnent accès à de nouvelles perceptions sur une destinée. Le philosophe Pascal Chabot a sondé celle de l’écrivain britannique Aldous Huxley (1894-1963) en en carottant six moments-clés. Le petit livre qui en ressort pourrait apparaître comme le titre initial d’une nouvelle collection, dont l’idée serait des plus originales : s’arrêter sur six instantanés d’une vie, passés au révélateur de l’écriture. Mais ces pages sont uniques, et leur densité tient à ce qu’elles ont d’abord été écrites dans un souci de partage direct. Leur destination première était la performance orale en public, au Festival Les Inattendues de Tournai… D’où le courant qui passe du texte au lecteur, devant qui un portrait se dessine à coup de flashes jamais figés.
Bien sûr, Huxley reste pour la postérité l’auteur du Meilleur des mondes. Chabot qualifie avec justesse sa dystopie fondatrice de « carrefour dans notre inconscient collectif » ; elle irrigue encore, plus que jamais, notre imaginaire et cette culture populaire-savante qui caractérise maintes séries de science-fiction contemporaines. Mais, surtout, Huxley fut un penseur à ce point « hors-système » qu’il put accéder, avec une liberté toute différente des intellectuels académiques, au cœur des paradigmes et des contradictions de notre modernité. Lui qui, adolescent, fut frappé de cécité suite à une grave affection de la cornée, sut se faire voyant, « extra-lucide » (oui, oui, avec un trait d’union).
L’homme qui aura conçu un système social si impitoyable aux faibles est touchant par ses multiples failles. Encombré d’un corps d’1 m 95, évoluant dans un réel qu’il discerne derrière des lunettes à dimension de loupes, il tente d’équilibrer sa marche – car il ne sait pas conduire, c’est sa femme qui prend le volant – en homme précaire recherchant l’équilibre dans un monde déboussolé. Enseignant sans enthousiasme (même s’il peut se targuer d’avoir eu George Orwell comme élève), il choisit d’écrire pour gagner sa vie et pendant dix ans, il s’y met. En 1932, Brave New World lui confère une notoriété certaine. Huxley devient, à son grand désespoir, prophète en son siècle, pour avoir anticipé « le système scientifique des castes, l’abolition du libre arbitre par conditionnement méthodique, la servitude rendue tolérable par des doses régulières de bonheur chimiquement provoqué ».
Il est indéniable que certains aspects de cette œuvre protéiforme sont discutables. Chabot l’énonce sans fard : ce n’est pas l’admiration qui a guidé sa plume, mais cette amitié invisible nous reliant aux esprits antérieurs qui lui a donné l’impulsion de nous parler de son Huxley. Lui qui tenta d’appliquer jusqu’au bout ce principe de morale élémentaire énoncé par sa mère : « Judge not too much and love more ». Lui aussi qui nous rappelait : « Ce que l’on est dépend de trois facteurs : ce dont on a hérité, ce que votre milieu a fait de vous, et ce que que vous avez jugé bon de faire de votre milieu et de votre héritage ».
Le sixième jour traité est le 22 novembre 1963. Alors que des morceaux de cervelle de JFK viennent de maculer la robe de Jacqueline Bouvier, le cerveau de Huxley, sur son lit d’agonie, a un ultime sursaut pour demander une injection intramusculaire de LSD. Et le septième jour ? Il se reposa.
Frédéric Saenen