L’évidence des dieux

Un coup de cœur du Carnet

Luc DELLISSE, Parler avec les dieux, Éléments de langage, 2022, 70 p., 14 €, ISBN : 978-2-930710-22-8

dellisse parler avec les dieuxIl est des mots que le pluriel trivialise. La multiplication ne leur sied pas, ils y perdent leur jalouse exclusivité, leur pouvoir absolu. Mais s’appliquant à « Dieu », le pluriel permet de renouer avec une dimension singulière de la divinité : « C’est un sentiment diffus, un rêve, le souvenir d’un rêve ».

Les lecteurs de la poésie et des nouvelles de Luc Dellisse savent le rapport privilégié, amoureux même, qu’il entretient avec l’idée de risque. Ils en feront à nouveau l’expérience, avec un cran d’audace supplémentaire, en suivant le dialogue qu’il ose entamer avec « les dieux ». En païen ? L’étiquette a connu trop de démêlés avec le monothéisme pour être clairement définie, trop de déviances avec un ésotérisme tantôt folklorique, tantôt inquiétant, pour ne pas être disqualifiante. En artiste, alors ? Les artistes ont parfois de grandes difficultés à se quitter des yeux et redoutent que même l’invisible les éclipse. Les dieux sont rarement leur affaire.

Non, c’est en écrivain que Luc Dellisse restaure cette omniprésence mouvante – car les dieux passent incessamment à nos côtés – et silencieuse. Ils sont ces « forces de vie » qui admettent notre fréquentation, nous effleurent sans recherche de séduction et nous traversent sans violence. Ils sont dans le sommeil, voire ils sont le sommeil. Dans l’amitié, la jalousie, la trahison et surtout le désir. Ils s’assoient sur un banc, en retrait, et libre à nous de les rejoindre ou de les ignorer. Auquel cas, on risque de passer à côté de l’essentiel : « le miracle pour rien ».

Les dieux nous ménagent avec le monde une paix séparée. Ce monde, là, juste à côté de nous… Chaque instant qui s’offre est une invite à y faire irruption. Tel est le message des dieux : la seule vertu qui vaille est le présent. Bien plus qu’une dimension du temps illusoirement synchrone, il est le cœur de la dynamique qui nous anime, oscillant entre perfection et panique, complicité et lutte. Au présent, nous sommes nus. Or « La nudité est une vertu guerrière. Elle rend ingénieux et imprudent. Elle vous pousse à vous glisser sans armes et sans lampes, dans des corridors inconnus. Elle n’empêche pas la pudeur ». La nudité est en somme la plus sûre des cuirasses. Les dieux ne s’en offusquent pas.

Au contraire, si nous leur tenons la promesse de vivre, ils seront généreux. Quand le Dieu unique instaure, les dieux multiples restaurent… Eux nous rendront la parole, nous referont voyants. Le désenchantement et le doute ont fait leur temps, les dieux sont passés par là. La jeunesse est passée, certes. Nous reste ce cadeau inestimable et discret de leur part : la jouvence. Luc Dellisse le sait, intimement, secrètement, voilà pourquoi il l’écrit. Et maintenant, que s’« enclenche l’immortalité ».

Frédéric Saenen

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