Philippe LEKEUCHE, L’épreuve, Ill. Isabelle Nouwynck, Herbe qui tremble, 2022, 94 p., 14 €, ISBN : 9782491462185
La poésie est sacrifice – sacrifice pour quoi ? – nul ne le sait, mais sacrifice indubitable. L’idée surgit dès le préambule de L’épreuve de Philippe Lekeuche et traverse ses trois mouvements. Le recueil est en effet construit en forme de sonate et sa partition est rythmée par les peintures d’Isabelle Nouwynck. Au fil de ses développements, les thèmes s’introduisent, sont repris, modulés, croisés en contre-chant, mais jamais résolus.
Le premier mouvement expose un état. Le poète habite en solitude. Cette solitude est intense de réminiscences et de méditations ; elle est le prélude au poème et l’univers que requiert son travail. Isabelle Nouwynck accompagne ce mouvement d’un dessin représentant une silhouette isolée, penchée en elle-même, prise dans un voile rouge, tandis qu’une tache sombre, à la forme indiscernable, semble la suivre. Est-elle la possibilité de l’Autre ou le « non-retour dans le Nulle Part » ? Le faire poétique lui-même pose problème, car le poète se méfie du matériau qu’il doit travailler. La solitude absolue pourrait ainsi être le non-poème par absence de mots ou par l’égarement dans la profusion des signes trompeurs. Dans cette recherche, la poésie fait escale en langue étrangère. D’abord, dans le premier poème, où l’interrogation se déploie en canon, reprise en allemand et en anglais, dans un mouvement réflexif, puis, à la fin du mouvement, dans un élan fiévreux, où les embardées linguistiques font apparaître l’autre et mettent soudain la syntaxe en désordre, créant une incertitude dans les mots.
Après cette exposition, le mouvement suivant, « Abysses d’amour », développe le questionnement. Il reprend sur le thème de la solitude, mais, la peinture qui l’accompagne montre la tache sombre devenue une forme humaine et les deux êtres s’en vont ensemble, tournant le dos. Apparaît alors le rêve d’un poème qui répare, mêlé au constat que le poème déchire. De même, l’amour pourrait sauver et, en même temps, semble ne rien pouvoir. Ce tiraillement travaille la langue, coupe les sujets des verbes, blesse les mots devant lesquels le poète a perdu toute illusion, car il sait qu’ils tuent.
Alors se dessine, au fond de l’abîme, le « point de butée ». Le style change radicalement dans ce final : les mots sont posés sur la page comme des coups de burins et les renvois en bout de ligne évoquent l’idée du point-limite sur lequel tout se fracasse. Sur la peinture d’Isabelle Nouwynck, la silhouette est de nouveau isolée, tandis que la tache s’est muée en un cercle obscur et rougissant. Il est le rien sans présence, l’absence de l’absence.
L’horrible abstraction pure
Ce point de butée
Ce n’est pas le rien, le vide
Ou l’absence
Il ne reste que le « Nous démoli », démoli à cause des mots qui ne sont pas sortis et des autres, mûrs pour le meurtre. Le « toi » se diffracte en effet et, même, le « moi » n’est plus certain de sa réalité : « Je / Ne me prends pas pour / Moi-même ». Sa solitude, traversée de failles dans le premier mouvement, est brisée à l’infini, mais nullement comblée. La limite se referme en un cercle, emprisonne et divise.
Ni la Poésie, ni l’autre
Ne guérissent de soi
Même l’errance est impossible
Alors, la poésie est appelée comme un espoir désespéré. Le poète vit dans la catastrophe et sait qu’il ne peut pas se sauver du désastre, mais simplement tenter de sauver le désastre – ce désastre qui est le moi, le nous, le reste de la vie, la poésie aussi.
Philippe Lekeuche poursuit ainsi, dans ce nouveau recueil, l’intense réflexion sur la poésie qui est au cœur de son œuvre. L’épreuve poétique n’est pas une épreuve qu’on surmonte – il n’est pas de victoire. Elle est un sacrifice : une souffrance, une offrande et un abandon, ce qui relie obscurément l’Amour et la Poésie. Dans ce qu’elle impose, il y a bien sûr la difficulté inhérente au faire – faire le poème contre le silence et contre le poème lui-même – car le poème est toujours paradoxalement trop long et trop facile à venir, au point d’apparaître suspect.
Le poème est toujours un acte qui trouble. Il est ce qui défait ce qui se fait et se fait dans ce qui se défait. La poésie touche ainsi, pour Philippe Lekeuche, à la vérité et ne peut qu’être haïe par les hommes. Elle se sème contre le mensonge, se plante dans le roc des certitudes et dans la montagne disparate de joies, de peines, d’obligations et de lassitudes du quotidien. Elle ne rend pas la vie plus simple : elle expose la complexité d’être. La poésie, quand elle est authentique, se refuse en effet à n’être qu’un « moulinet dans l’absurde » du grand abandon du monde. Glissant de l’actif du faire poétique au passif, le poète sent que la poésie « [l]’agit ». Elle est un élan de création, un rêve qui rend réel. Elle est l’âme du monde :
Si Poésie avait quitté ce monde, où serions-nous ?
Puisque la vie et l’univers son sa Pensée
Et nous, son rêve
Plus réel que la réalité ?
Mais il s’agit alors du rêve d’une poésie hors des mots, car le poème s’écorche toujours sur le poignard du langage et sur la butée du rien. Que faut-il sacrifier à la poésie ? Le poète succède au pire. Il tente de rendre le « néant actif » au risque nécessaire de se perdre.
François-Xavier Lavenne