Camille PIER, Scandale !, Préface de Vansay Khamphommala, Arbre de Diane, coll. « Les deux sœurs », 2022, 138 p., 13 €, ISBN : 9782930822242
Pulsé en vingt-neuf textes, le recueil Scandale ! importe dans l’espace clos du livre les rythmes de la poésie performée. Translittération de l’oralité à l’écrit, slaloms dans une langue directe qui creuse des veines où vivre, où arracher un théâtre de la vérité, un théâtre de je, alter egos ou alter sans ego fixe, le recueil de Camille Pier, ponctué de dessins, livre ode, livre gode sans plus de God, livre oraison et scènes de combats intimes dans une langue écorchée, rapiécée, en équilibre sur le déséquilibre du réel intérieur et extérieur. Co-créateur avec la biologiste Leo Palmeira du spectacle-conférence La nature contre-nature (tout contre), performant de la poésie slam sous le nom de Nestor, expérimentant le cabaret sous le nom de Josie, intégrant le collectif de cabaret queer « Not Allowed- Glitter’s Time », comédien, chanteur, Camille Pier explore du dedans le « Je est un autre » et place sa création sur la crête des devenirs — devenirs iel, tigre, pierre. Chants de douleur, de colère, de contestation des normes, des assignations genrées binaires, urgence de la libération qui se cherche des issues, cheminement conjoint d’un corps qui élargit, excède l’anatomie et d’une langue qui se réapproprie des territoires de l’oralité : l’androgynie est tout à la fois brandie, excavée, construite, balancée dans une prose qui conspue l’arnaque, les grenouilles de bénitier, les chairs emprisonnées.
Dans d’autres pays jadis
il avait cinq genres et pas deux
En d’autres temps en d’autres lieux
je suis un dieu
Des « kilomètres de messe » avalés à la scène où montent des identités multiples, des fragments d’enfance, de la confusion avec la sœur à l’accusation portée par une société qui pénalise, ostracise ce qui fait entorse à son système de reproduction des normes politiques, genrées, sociales, économiques, Scandale ! se derviche tourneur autour d’un impossible qui se voit traversé, perlaboré. Sa danse gravitationnelle déjoue la sentence de « normalité » adressée par le socius, une sentence tueuse. Ces textes incarnent une traversée à la croisée de la trajectoire intime et de la militance queer, laquelle cherche un ailleurs qui parfois s’envole dans l’invention de nouvelles manières d’être au monde et parfois retombe dans les sillons du même.
La voix est tout à la fois idiosyncrasique, chevillée à Camille, et collective, elle concourt simultanément à l’enjeu vital d’un récit de soi et à la narration performative de communautés adelphes, transversales, inassignables.
Un des alluvions du recueil, c’est le cabaret, le burlesque, l’humour, le beat du trans et du gressif. Le cabaret camp dispose un espace de jeu à plumes et cran d’arrêt, où le travesti travestit le travesti qui se travestit dans le même que son autre. Un des enjeux de Scandale !, c’est la remontée à l’air libre, l’affirmation d’être ce que l’on ressent, la traversée de l’impasse d’être, aux yeux du système, un scandale ontologique, théologique, physique, métaphysique. En d’autres mots, la quête d’une liberté qui ne s’autorise que d’elle-même.
Tout ce que je suis c’est un mot et c’est mon préféré
Scandale !
Je suis un scandale
un scandale vivant
un scandale fier comme un paon
un scandale en sandales
(…)
Scandale !
J’ai pas choisi l’étiquette
qu’on m’a collée autour du cou
D’où vient-on, de quelles origines obscures ? Où va-t-on, comment navigue-t-on dans le noir des fêtes et des cris afin de se tailler un corps ? Camille Pier ne pose pas ces interrogations dans la barque bien sage des questions ancestrales. Il les vit dans son corps qui indéfinit le donné, il les fait danser sur des pages qui sont la prolongation des scènes, des pistes où il chante « Josie Josie » comme Alain Bashung chantait « Gaby oh Gaby », sauf que ce n’est pas Camille Pier qui fredonne, c’est Josie, une des voix de la polyphonie, qui virevolte en murmurant « Josie ma jolie plus jolie tu meurs / D’ailleurs/ comment ça se fait que tu vis ? Josie ô josie ô josie ».
Les vingt-neuf textes forment un archipel qui, s’il ne cesse de varier d’échelle, de forme, de longitude et de latitude, constitue un corps en marche. Un corps en prise sur la resynchronisation des régimes d’existence, sur un vortex de mémoires transgénérationnelles. La langue franchit des seuils, hybride par moments français et anglais, tourne autour du vécu, des expériences héritées de l’Histoire (le texte « mes aïeules »), parfois insulaire, parfois au service des promesses de réparation, d’apaisement qu’elle tend.
Véronique Bergen