L’arpenteur, le voyageur et l’utopie

Célestin DE MEEUS, Atlantique, Tétras Lyre, coll. « Accordéon »,2022, 16 p., 12 €, ISBN : 978-2-930685-63-2

de meeus atlantiqueAvec Atlantique, Célestin de Meeûs confirme une démarche poétique cohérente. Né à Bruxelles en 1991, il a déjà publié Écart-type (Tétras Lyre, 2018, prix Polak) puis deux autres titres chez Cheyne : Cadastres (2018, prix de la Vocation) et Cavale russe (2021). Un premier titre est souvent révélateur d’un thème déterminant, qui fait sens, consciemment ou inconsciemment, pour son auteur : il sera enrichi au gré d’une expérience de vie où le langage et le vécu s’épouseront en de multiples et complémentaires développements. Or, « en termes statistiques, l’écart-type est la part indéfinissable entre deux données, entre deux balises : ce qui échappe au défini et à la règle, l’espace au sein duquel le poème se crée ». De Meeûs y déployait aussi une écriture du voyage puisque « la seconde partie de ce recueil a entièrement été écrite lors d’un voyage, dans lequel les noms des villes choisies au hasard, le déploiement des cartes étaient à la fois la seule trame et les seuls repères ». Le propos géographique sera confirmé par les titres qui suivront : le déplacement dans le temps et l’espace renvoient à un noyau d’inconnaissable, un non lieu et un non temps, moment éternellement suspendu, cœur de toute révélation poétique. Cette leçon proprement philosophique n’empêche pas le poète d’être impliqué dans son rapport au monde. Le poème devient alors le véhicule mouvant d’une prise de conscience entre l’intériorité et l’extériorité, la membrane d’un échange entre la réalité et un réel qui se présente comme le topos d’une absence-présence simultanées, espace où le poème se crée mais où le poème conduit aussi à l’Être.

Le thème du voyage est un motif récurrent dans la littérature utopique : « Une carte du monde qui n’inclut pas Utopie ne vaut même pas un coup d’œil », déclarait Oscar Wilde. Dans l’œuvre de De Meeûs, l’articulation de l’Orient et de l’Occident, de Cavale russe à Atlantique, dépeint un monde contemporain fait de failles, de culs-de-sac, d’actes manqués, de déshérences et de solitudes. Ce en quoi son poème se charge de la question du monde contemporain et de sa crise civilisationnelle. Dans Idéologie et utopie, dès 1927, Karl Mannheim affirmait que « la disparition de l’utopie amène un état de choses statique, dans lequel l’homme lui-même n’est plus qu’une chose. (…) La disparition des différentes formes de l’utopie ferait perdre à celui-ci sa volonté de façonner l’histoire à sa guise et, par cela même, sa capacité de la comprendre ». De nombreux poètes et romanciers ont évoqué, au sens large,  le voyage, de l’Antiquité à nos jours : Homère, les  Mille et une nuits, Ibn Battouta, Thomas Moore, Baudelaire, Nerval, Cendrars, Larbaud, Segalen, Michaux, Lowry, Crickillon, Conrad, Schwarzenbach, Maillard… Tous évoquent à leur manière cette recherche d’un temps suspendu, d’une terre  de nulle part où s’aboliraient les contraires… La littérature de voyage n’est pas un catalogue pour touristes, elle ne se définit pas sur un GPS : le poète écrit avec et contre la mort, il écrit pour ce que la réalité omet/ou plus précisément pour retrouver la part qu’elle amnésie en nous, cette part sans ancre de ce qui nous traverse.

Après l’immensité terrestre incalculable de Cavale russe, c’est la liquidité de l’eau, cette matière brute palpable à l’œil qui offre une forme de désamarrage : plus une terre en vue et l’absence de l’aimée y culmine. Le tout y est une part du vide, la houle ne permet pas au poète de tracer plus d’une lettre à la fois comme si les pleins et les creux de l’océan épousaient les pleins et les creux du langage lui-même. Le voyageur, qui haïssait les seuils, veut atteindre un ombilic, cette chose purement concrète un absolu à part entière cerné de roches et d’eaux… Dans son voyage de la Bretagne à l’Irlande, le poète capte les signes et les traces de l’Histoire, la mémoire inscrite dans les paysages et leurs ruines autant que dans les rides d’un visage : pour tout dire je vis / dans une zone de transit à ciel ouvert / sas de moi-même immense / au cœur duquel les autres passent / sans s’arrêter

Mais l’Atlantique est une immensité dépourvue de sens : le centre n’est rien sans une circonférence. L’île ou le continent sont trop étroits là où l’Océan est trop vaste. L’immensité / sans terre aucune / autour ne sert à rien / et il se peut que la limite soit bien / la base de tout calcul… Le poème de De Meeûs évoque l’ambiguë problématique de l’île, lieu utopique par excellence : chez Defoe, Tournier, Huxley, Bioy-Casarès, Franck Herbert, Brunner ou Le Guinn, tout espace idéal et harmonieux se voit soit étouffant soit impossible à protéger durablement. La limite et l’écart sont les termes d’une équation insoluble.

Éric Brogniet

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