Une haine qui consume tout

Céline DELBECQ, Les yeux noirs, Lansman, 2022, 60 p., 11 €, ISBN : 9782807103641

delbecq les yeux noirsLes yeux noirs rassemble trois textes courts de Céline Delbecq, trois histoires « pour comprendre l’incompréhensible, sonder l’insondable ». Ce triptyque, composé de Phare, Les ombres et La nuit est noire et publié aux éditions Lansman, aborde les violences conjugales et intrafamiliales.

Phare, écrit en 2017 suite à une commande de la SACD France, nous met en présence d’une femme abimée par son mari. Ils vivent avec leurs enfants dans un phare. Sept minutes de retard et le déluge s’abat sur elle. Les tempes de l’homme se mettent à battre. Ses yeux ne sont plus les mêmes. C’est le signal que les coups vont pleuvoir. Elle se persuade qu’il n’est plus maitre de lui-même dans ces moments-là, que ce n’est pas Benoît qui la bat, mais un démon qui prend possession de son corps. Il n’est qu’une âme égarée qui n’a que trop vu son père battre sa mère. Cette fois, les coups pleuvent très violemment, comme la mer qui se déchaine dehors et se fracasse contre les rochers. L’homme s’en va pour pleurer et se coucher, et laisse la femme étendue par terre. Ses enfants arrivent. Va-t-elle réussir à se relever ? Va-t-elle réussir à partir ?

Les ombres est un dialogue entre un couple, Elle et Lui. Elle est enceinte de leur premier enfant. Il n’aime pas qu’elle s’absente autant pour son boulot. Tous ces rendez-vous le soir l’énervent. Il est de nature angoissé et a besoin d’être rassuré. Elle doit se justifier sans arrêt. Reproches, chantage, culpabilité, manipulation… l’emprise fait son chemin. Un jour, la jalousie prend le dessus. La violence s’insinue partout, grandit. Les coups ne se portent plus sur la porte du frigo ou le mur, ils sont dirigés directement vers elle. Restera-t-elle ?

Le dernier texte, La nuit est noire, est un monologue écrit à la deuxième personne. L’autrice s’adresse à un jeune homme de tout juste vingt ans qui erre dans les rues la nuit. Il se souvient de son père qui rentrait ivre et frappait sa mère. Lui dont le petit corps d’enfant était tétanisé jour et nuit. Il aurait tant aimé se rebeller contre ce père. Il pense à Chiara à qui il dit souvent que la nuit est noire et qu’elle l’engloutit. À Chiara qu’il aime, mais qu’il est occupé à perdre. Pourquoi erre-t-il la nuit en chemise, en plein mois de novembre ? Est-il en train de tomber dans le vide, de se faire submerger par la terreur et la rage ? Les yeux noirs de son père ont-ils pris possession des siens ?

Céline Delbecq signe une fois encore un texte puissant. Trois variations qui posent un regard différent sur les violences faites aux femmes : celui d’une femme qui essaie d’échapper à la violence, celui d’un couple où l’emprise de l’homme semble bien ancrée, celui d’un jeune homme qui essaie de ne pas ressembler à son père tyrannique. Avec une justesse qui donne parfois froid dans le dos tant l’angoisse monte graduellement, l’autrice décrit ces situations malheureusement bien trop présentes, ce fléau qui, chaque jour, tue des femmes de par le monde et traumatise à jamais des enfants. On sait Céline Delbecq très sensible à ce sujet qu’elle avait déjà abordé dans Cinglée. Un sujet qu’il ne faudra jamais taire tant qu’il existera.

La plume de Céline Delbecq, si réaliste et imagée à la fois, si juste et déchirante, nous offre de belles métaphores à l’instar des coups qui se déchainent comme la mer au-dehors :

La houle frappe les parois, le vent de plein fouet, le ciel noir, le fracas des vagues immenses, les meubles qu’on renverse, les claques qui résonnent, la guerre dans le corps. 

L’intelligence de l’écriture va jusqu’à nous faire ressentir la toute petite voix de la femme dans Les ombres, retranscrite par moments dans une typographie plus petite, face aux paroles de l’homme écrites en majuscules.

Ces textes nous interpellent également : jusqu’où l’hérédité peut-elle justifier de tels actes ? À la manière de la musique, Happiness Does Not Wait d’Olafur Arnalds qui a guidé l’écriture de la fin du texte La nuit est noire, Céline Delbecq nous entraîne dans une pièce sombre où poignent toutefois des lueurs d’espoir, des lendemains lumineux où ces yeux noirs, pleins de haine, s’en iront.

La pièce a été créée en novembre 2022, au Rideau, dans une mise en scène de Jessica Gazon, avec Sébastien Bonnamy et Céline Delbecq elle-même.

 Émilie Gäbele

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