Un coup de cœur du Carnet
Stéphane LAMBERT, Van Gogh. L’éternel sous l’éphémère, Arléa, coll. « La rencontre », 2023, 120 p., 17 €, ISBN : 9782363083241
Après L’apocalypse heureuse, une fiction couronnée par le Prix Rossel 2022, après ses derniers essais Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir et Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert, Stéphane Lambert nous offre un éblouissant pèlerinage, aussi intime qu’inspiré, dans l’œuvre de Vincent Van Gogh. Rares sont les livres qui sont touchés par la grâce. Grâce d’une rencontre, d’une plongée sensorielle dans une vie picturale dont l’auteur retrace la genèse du dedans, avec une vue qui s’apparente à celle d’un plasticien. Au plus près de la matière Van Gogh, au fil d’un texte vagabond, habité et érudit qui peut se lire comme une longue lettre adressée au créateur des Mangeurs de pommes de terre, des Tournesols, Van Gogh. L’éternel sous l’éphémère retrace le chemin de croix, l’itinérance d’un homme pérégrinant d’Amsterdam à Paris, d’Arles à Saint-Rémy et à Auvers-sur-Oise.
Compagnon de route de l’auteur, boussole paradoxale dans une époque actuelle qui se naufrage, Van Gogh nous est livré dans un portrait qui interroge le cœur vibrant d’une intensité esthétique, laquelle n’a fait l’économie d’une rencontre avec la folie et le sacrifice. Sans regard de surplomb, sans grille analytique qui refroidit et mortifie son objet, Stéphane Lambert sonde les points de bascule du style, la découverte de la lumière aveuglante du Sud de la France, la quête ardente qui excède le domaine de la peinture. Quelle est cette réalité vibratile que le peintre fait surgir à mi-chemin d’une vision possédée et d’une révélation du langage de la nature ?
Votre vulnérabilité ne vous appartient plus, elle est hors de vous. Il vous reste à accomplir votre fonction. À l’écoute de la palpitation secrète qui innerve la vue. Se peindre comme on peindrait un champ de blé. Il n’y a pas de différence.
L’exercice de l’autoportrait répond à la recherche effrénée de la vie des choses dont le visage, le corps propre ne sont qu’un fragment, une expression. Avec la sensibilité aiguisée de qui fait de l’écriture une modalité de (sur)-vie, Stéphane Lambert ouvre des œuvres, Le champ de blé à l’alouette, Barques de pêche aux Saintes-Maries, Poirier en fleurs, Vue d’Auvers, ressaisit le mouvement génésique d’une peinture qui fait hurler le paysage, se tordre les couleurs. Vivre la sensation du jaune jusqu’au délire, jusqu’à ne faire plus qu’un avec ce que le tableau donne à voir et sentir. Magnifique réflexion, tout à la fois sauvage et argumentée, sur l’énigme et les pouvoirs de la peinture, l’essai déplie en un même mouvement innovations dans la composition des tableaux et à-coups, crises dans la composition de l’existence. Séparé d’un monde qui l’a rejeté, en marge de la confrérie des humains, Van Gogh nous adresse des toiles-prières dont Stéphane Lambert révèle les harmoniques bibliques, l’ardeur de qui se brûle et la densité allégorique. Le peintre a délivré la charge spirituelle des couleurs et des formes qu’il porta dans l’ivresse et le déséquilibre. Chose rare, la traduction fraternelle du monde du visible dans le monde des mots qu’accomplit Stéphane Lambert nous donne à percevoir des chromatismes, des motifs archétypaux (comme celui de la chaumière) dans une électrisation des nerfs et des sensations qui ne soumet pas la main, le regard à l’empire de l’intellect. L’avancée de l’artiste vers le Sud, l’acte de création arraché à une vie qui consume ses forces dans la recherche de l’absolu, la quête d’un accès à une vue derrière la vue sont déployés selon de multiples perspectives, biographique, esthétique, métaphysique, spirituelle, tactile, subjective.
Le tremblement des lignes convulsées, les arbres tordus sous un feu intérieur, l’abîme de la mort qui ronge le monde des formes, la nostalgie de la lumière du Nord… pas à pas, nous sommes conduits vers le foyer brûlant d’une œuvre-vie marquée par la séparation avec le « cercle des vivants ». L’ombre du frère Théo et leur correspondance, la première vocation religieuse embrassée puis abandonnée, la montée à Paris, la découverte des impressionnistes, la rencontre avec Gauguin, les écrasantes difficultés financières, l’impossibilité de vivre de son art, les internements asilaires, le docteur Gachet, l’ivresse de la lumière, fût-elle noire, la solitude irrelevable, le coup de revolver qu’il se tire dans la poitrine, la mort qui s’ensuit parcourent ces pages qui ondulent comme des champs de blés. Par la magie d’un livre hanté, Van Gogh revient d’entre les morts et son monde acquiert une autre vie par la grâce du regard d’un écrivain qui décèle « l’éternel sous l’éphémère ».
Véronique Bergen