Verena HANF, L’enfer du bocal, F Deville, coll. « Œuvres au rouge », 2023, 162 p., 17 €, ISBN :9782875990679
Le philosophe Alexandre Jollien, dans son Petit traité de l’abandon, a émis l’idée que, « rencontrer l’autre, c’est se reposer un peu de soi ». Sans nul doute, Jacques Janssens pourrait à présent acquiescer devant cette sage affirmation. Il y a neuf mois infinis, sa vie et son moral avaient lourdement chuté. Dans la société où il performait depuis des années, suite à un remaniement (et de basses manigances), sa place dans l’organigramme avait connu un renversement copernicien : il « avait dégringolé, le Jacques, [et] se rangeait dans la ligne large des employés de base, tout en bas de la page ». Au boulot, coincé derrière les vitres de son espace délimité dans l’open space, ce low performer passait ses interminables journées, seul, ostracisé, à regarder évoluer ses collègues-piranhas et flotter ses pensées-fugus. Il le maudissait, cet aquarium, et « ses écailles avaient perdu toutes ses couleurs » à force de ruminer l’humiliation. Et si seulement c’était l’unique trahison…
Plus douloureuse encore, il y avait aussi eu celle de Bruno. Une poignée de semaines auparavant, Jacques et sa femme Clara avait reçu une carte postale de leur fils, « dernier signe de vie à [leur] égard après des mois de communication restreinte au minimum, d’appels téléphoniques alternant questions et reproches de [leur] part, refus et silence de la sienne ». Lui aussi, apparemment, asphyxiait, dans un « bocal familial devenu infernal ». Alors il avait pris le large, le fiston, sans laisser d’adresse, noyant la famille dans des eaux saumâtres. Bruno, absent et pourtant omniprésent, dans les discussions, les silences, les automatismes, les simulacres, les questionnements, les élans. Et chacun d’affronter l’incompréhensible à sa façon : le ressassement pour le père, l’action calibrée pour la mère, l’exaspération pour la sœur. Mais pourquoi diable avait-il tourné un dos si résolu aux siens, ce jeune homme aimé, protégé, choyé ? Quelle mouche l’avait piqué ? À qui, à quoi la faute ? L’intrusivité maternelle, le conventionnalisme paternel, ses amis pseudo-révolutionnaires, son propre être indomptable ? Qui blâmer ? Et puis que faisait-il ? Comment allait-il ? Où était-il ? Litanie torturante de questions sans réponse.
Dans ce contexte intérieur tourmenté, quand Jacques Janssens avait vu débarquer la nouvelle recrue du département des ressources humaines, sa méfiance acquise et ses raideurs avaient aussitôt ressurgi. C’était sans compter la douce magie des mains potelées et de la voix vanillée de Juliette Antoine… Verena Hanf nous conte ici, avec sa sensibilité à fleur de plume et son humanité sagace, la rencontre de deux êtres pris dans les courants de la vie. Dans son style délicat émaillé d’images inattendues, elle pose des mots justes sur l’absence, le deuil, la remise en question, le lâcher-prise, la permanence des liens, sans aucun simplisme. L’enfer du bocal, au contraire de ce que son titre pourrait laisser croire, se révèle une lecture d’oxygène et de lumière.
Samia Hammami