Un cœur fou sous un chapeau noir

Un coup de cœur du Carnet

Eugène SAVITZKAYA, L’amour de loin, dessins de l’auteur et de Muriel Logist, La pierre d’alun, coll. « La petite pierre », 2023, 64 p., 15 €,  ISBN : 978-2-87429-127-2

savitzkaya logist l'amour de loinLes années passant, l’enchantement soudain et imprévisible que provoquent les livres singuliers d’Eugène Savitzkaya réside encore et toujours dans le jeu formel de l’écriture, qu’il pratique avec la vivante souplesse de l’acrobate. Évitant de rester engoncé dans la caricature que peut constituer parfois le manteau de poète, plutôt prêt à se mettre en retrait, à l’écart, ce « fraudeur » (pour reprendre le titre d’un de ses romans) du monde littéraire s’avance tantôt délicat et tout en saveur, tantôt lassé des injustices perpétrées au nom des règles et des normes, ce qui peut alors susciter de la part de ce « fou trop poli » (autre titre encore) les plus violentes ripostes.

Paré de l’habit d’Arlequin, sautant d’une corde à l’autre, sans que jamais la musicalité des mots ne lui fasse faux bond, Savitzkaya écrit et dessine comme cela lui chante. Le recueil qu’édite La pierre d’alun, L’amour de loin, l’auteur l’a justement ainsi sous-titré : « troubadouresque ». Soit le rappel de l’une des plus anciennes traditions de la poésie occitane, celle des quelque quatre cent cinquante troubadours aujourd’hui oubliés pour la plupart qui, entre le 11e et le 14e siècle, furent les chantres de l’amour courtois : le duc Guillaume IX d’Aquitaine (qui ne s’empêcha pas d’être batailleur et de participer à la croisade de Godefroid de Bouillon), Jaufré Rudel, Raimbaut de Miraval, ou encore Bernard de Ventadour, plusieurs femmes également comme dame Na de Casteldoza ou Beatritz de Romans (qui chanta l’amour lesbien). Les troubadours eurent leurs équivalents au nord de la Loire, les trouvères, et peu à peu rayonnèrent dans les différentes contrées d’Europe.

Savitzkaya s’est donc glissé cette fois dans la peau d’un troubadour assez intemporel, célébrant un Amour de loin, un amour charnel, un amour suave, un amour joyeux, un amour frais, dont l’élue revient, tout au long d’une suite de vers libres, parfois assonancés, sous la forme de ritournelles et de scansions régulières :

Elle avait des yeux de chat
Sous son chapeau
Elle roulait des queues de rats
Sous son pied droit

Sans alourdir pour autant sa suite poétique, qui se donne comme hors des fracas noirs et sanglants de notre époque, l’écrivain glisse ça et là, dans son « buccal baiser d’amourette », quelques beaux mots, classés désuets ou rares, qui trouvent ici une nouvelle existence lexicale : la cavatine (petite pièce vocalisée dans un opéra), l’anastomose (les conduits anatomiques qui permettent la communication au sein du corps), la carole (une danse ancienne où l’on tourne en rond en se tenant par le bout des doigts).

Il est ici question de rencontres et d’éloignements, de regards et d’attitudes, de mouvements des yeux et des corps, de gestes d’innocence et de séduction aussi. Sans que ne soit dévoilée trop précisément l’amante – et peut-être n’y en-t-il pas qu’une seule et unique –, si ce n’est par ce qu’elle provoque d’éblouissement complice pour son troubadour. Amour courtois n’est pas synonyme d’amour chaste, et l’on se souvient du très sensuel recueil À la cyprine (Minuit, 2015). La présence du corps, des lèvres, prunelles, cheveux, seins, fesses ou vulve de l’amante, se trouve ici célébrée, blasons d’amour en profonde symbiose avec les éléments naturels qui participent à la fête. Ces accordailles fusionnelles, par l‘écriture de Savitzkaya, apparaissent donc naturellement évidentes, tressant des liens croisés entre océan, mer, rivière, montagnes, collines, prés, forêts, animaux, oiseaux, et chant amoureux. Le lecteur ressent alors l’heureuse impression, à découvrir cet Amour de loin si gaiement léger, qu’il remonte plus loin encore qu’au temps des troubadours. Ne serait-il pas l’évocation d’un paradis terrestre d’avant la chute ? Là jaillit, au sein de ce recueil, toute l’énigme – et l’éclat poétique – de l’imaginaire.  

Alain Delaunois

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