Joseph DEWEZ, Èvôye, Abrâm. Sortir du patriarcat avec le premier patriarche ?, Tétras Lyre, coll. « De Wallonie », 2022, 164 p., 14 €, ISBN : 978-2-930685-67-0
D’aucuns se sont peut-être étonnés de trouver la signature de Joseph Dewez sur ce livre. Figure notoire des lettres en langue régionale de Belgique, actuel président des Rèlîs Namurwès et membre titulaire de la Société de Langue et de Littérature wallonnes, il est surtout connu pour mettre en valeur d’autres écrivains, passés et présents. À ce titre, il a contribué à plusieurs numéros de la collection « Mémoire wallonne », à l’impressionnante monographie Les Kriegscayès. La Grande Guerre des Rèlis Namurwès, publie régulièrement des hommages et des comptes rendus et, depuis la rentrée dernière, prend en charge un cours à l’école de wallon de Namur.
De nombreux wallophones, songeant à Joseph Dewez, poète, auront d’abord à l’esprit certains écrits pour la jeunesse, tels Di-st-i, di-st-èle ou sa Tchanson po zoupler avou l’s-èfants, régulièrement utilisés dans le cadre d’animations. Il n’y aura que les lecteurs attentifs des Cahiers wallons, l’organe des Rèlîs, pour se souvenir de poèmes épars et, peut-être, d’un premier recueil paru sous la forme d’un numéro spécial, en 1993. C’est dans la foulée de ceux-ci que s’inscrit Èvôye, Abrâm, rédigé de 1998 à 2004 et récemment augmenté d’une version française, en vue de sa parution dans la collection « De Wallonie ».
À la lecture de l’introduction, nous sommes d’emblée frappé par l’originalité de la démarche : relater et commenter les chapitres 11 à 17 du Livre de la Genèse, en wallon de Liernu (Éghezée) et en vers libres, tout inscrivant son propos dans des réflexions sur l’emprise du système patriarcal.
Certes, les lettres wallonnes se sont souvent saisies de sujets religieux ; songeons aux messes de Robert Arcq, aux prétchmints (homélies) d’André Henin ou de René Dardenne… La démarche est cependant différente, car Joseph Dewez s’adresse directement à la personne d’Abram (le premier prénom du personnage). Par leur recours à l’interpellation, ses textes peuvent évoquer certaines saynètes dialoguées, telles les Djôsèferîyes du doyen Henin. Toutefois, le ton n’est pas celui de la pasquéye, de cet écrit comique ou satirique typique des lettres wallonnes ; l’optique n’est pas de divertir, mais de cheminer avec Abram (èvôye signifie « en route ») et, au fil de ses expériences, de compatir ou de réprouver. « Son parcours questionnait le mien comme en un miroir », écrit l’auteur.
Cet interlocuteur qu’il s’est choisi, Joseph Dewez n’a pas peur de le bousculer, et de le faire avec toute la truculence de son parler régional. On peut le lire s’exclamer : « Diméy-cougni qui v’s-èstoz ! » [« Espèce de demeuré ! »]. Ou alors, il prête sa voix à Saraï, l’épouse, qui peut le secouer également : « Vos m’avoz yeu, djan-mès-couyes ! » [« Tu m’as bien eue, vaurien que tu es ! »]. C’est que, dans cette œuvre, Abram apparait comme un personnage indolent, d’abord dominé par son père, Tèrakh (« l’ maule qu’ èst maîsse » [« le mâle qui est maître »]), puis par le Seigneur.
Tèrak
On p’tit nom qui craque
On p’tit nom d’ traqueû
Tèrak, vosse pa,
On tèribe pitit nom
po v’ tèrauji
[Tèrakh // Prénom de tonnerre, / Prénom de traqueur // Tèrakh, ton père, / Terrible prénom / pour te tarauder]
Abraham, cette figure centrale de la religion chrétienne, apparait dès lors sous un nouveau jour, engoncé dans des rôles qu’il n’a pas choisis — son premier prénom signifie « mon père est élevé » —, forcé de jouer la partition d’un autre. Il suit ainsi son père du pays d’Ur au pays de Canaan, puis la volonté du Seigneur qui lui fait quitter la maison de son père pour l’Égypte.
Mins quitefîye qui l’ Sègneûr vos rèclame
di touwer l’ Tèrak
qui s’ catche au fén fond d’ vosse cwârps
èt qui vos spotche co vosse keûr ?
[Mais peut-être le Seigneur te réclame-t-il / de tuer le Tèrakh / qui se cache au tréfonds de ton corps / et qui t’écrase encore le cœur ? ]
Ce que Joseph Dewez explore, c’est le processus double par lequel Abram acquiert son autonomie vis-à-vis de son père, puis accepte lui-même son destin de patriarche. Toutefois, il est à noter que le recueil se conclut juste avant d’aborder le chapitre 17, verset 5 du Livre de la Genèse, dans lequel Abram devient effectivement Abraham. Peut-être Joseph Dewez, qui s’identifie à son personnage, a-t-il souhaité le laisser en état d’indépendance ?
Détail important, l’émancipation d’Abram est doublée par celle de son épouse, Saraï/Sarah, dont le premier prénom signifie « mes princes » et qui, elle aussi, est décrite — selon une image qui constitue le fil rouge du recueil — comme « rèssèréye dins si p’tit nom » [« prisonnière de son prénom »].
Ce que narre Joseph Dewez, c’est donc le cheminement d’un couple pour « trouver chaque si vraî p’tit nom » [« trouver chacun son véritable prénom »]. Cheminement qui nous est livré avec ses inévitables accrocs : Abram qui laisse Saraï entrer au harem de pharaon, Saraï qui force l’union d’Abram et de Hagar…
Un propos, inédit en wallon, qui ne manque dès lors pas d’actualité.
Julien Noël
Les traductions offertes ici sont les adaptations littéraires de l’auteur.