Géographie de l’amour

Luc DELLISSE, Tarmacs, Herbe qui tremble, 2023, 90 p., 16 €, ISBN : 9782491462543

dellisse tarmacsL’œuvre poétique, théâtrale, les romans, les récits, les nouvelles, les essais de Luc Dellisse inscrivent la frontière au nombre de leurs motifs obsédants. Le recueil poétique Tarmacs articule son chant, son rythme et sa forme autour de la question du seuil, des frontières qui, tout à la fois, séparent et ont pour vocation d’être traversées. Les cinquante chants se jouent des frontières du temps (des jeux d’invasion, de passage entre passé et présent), des frontières de l’espace (une première partie convoque New York, la seconde partie le lieu natal), du livre en tant qu’architecture bifide, des frontières de l’amour, du désir, de la vie et de la mort.

Placé sous le signe de la puissance de l’image et des réminiscences, le recueil donne à voir autant qu’à lire le ballet d’un lever de souvenirs qui éclosent entre tarmac d’aéroport et géographie sentimentale de New York, entre des fragments erratiques d’une terre natale visitée sous l’angle de sensations qui ne lèvent pas la sentence de l’exil et de la perte irrémédiable. Composée de vingt-cinq poèmes, la première partie intitulée « Pointes » est séparée de la seconde, « Sables », également composée de vingt-cinq poèmes, par une invisible césure à l’hémistiche du recueil. Une césure que, dans son introduction, Luc Dellisse nomme le méridien de Greenwich et qui, sous les sortilèges d’un paradoxe poétique, se voit convoquée dans l’ultime poème qui a pour titre « Méridien » :

Torpeur. Sirène d’alarme. C’est toi
Dans ton réveil éveillé de menteuse
Au cœur du poing fermé de Greenwich
Après la bataille. Tout va bien

Dans le sillage du recueil de nouvelles L’amour et puis rien, Tarmacs descend en apnée dans l’état amoureux comme lame de fond d’une manière d’être au monde, sonde l’élan (pour un être, pour un lieu, pour un rêve…) et l’attente, au fil d’une quête sans fin, entre griserie et illusion. L’écriture recueille les tremblés des tensions entre l’aspiration à se fondre, à se perdre dans l’ardeur et la prescience de la fin, du mot d’adieu. La récurrence du terme « contumace », accolé à l’amour, à l’expérience de la terre natale, délivre une clé de lecture sensorielle : au-delà des pérégrinations dans les eaux vives du souvenir, dans les cercles d’une mémoire trompeuse (« Pièges pour la mémoire acharnée à mentir »), d’un voyage dans les échos de la passion, la vérité qui étreint le poète est celle d’une existence par contumace, d’une vie jugée (par qui ? comment ?) en l’absence de la personne. À New York, l’aimée est raptée par la mort. Demeure le « meurtrier vierge » abîmé dans sa douleur, demeure le face-à-face avec le néant, la récollection des derniers moments de communion, de l’ultime repas au restaurant, quand la roue n’a pas encore tourné, quand il reste de l’encore, un corps à étreindre, des lèvres ourlées de « salive divine ».

Le tout dernier moment
Où nous pouvions encore sauver l’héritage
Où les baisers signifiaient le désir
Puis plus rien. Bifurcation du temps
Partage des eaux entre cour et sans cœur

C’est à partir de ce qui a été volé, interdit (l’aimée, la ville natale, l’enfance, le monde d’avant) que s’élance l’écriture de Luc Dellisse qui, obsessionnellement, tournoie autour d’un passé hors d’atteinte, d’une butée sur le silence. Les transports qui vont des sens aux mots, qui, à partir de la forge sensible des affects, montent dans le poème, reviennent féconder les sensations charnelles, désormais gorgées de la sève verbale. 

Véronique Bergen

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