Jan BAETENS, Frédéric COCHÉ (gravures), Faire sécession, L’herbe qui tremble, coll. « D’autre part », 2017, 112 p., 14 €, ISBN : 9782918220602
Luc DELLISSE, L’amour et puis rien, L’herbe qui tremble, coll. « D’autre part », 2017, 119 p., 14 €, ISBN : 9782918220596
Les éditons L’herbe qui tremble à Paris ont à coup sûr eu le nez fin en choisissant Thierry Horguelin pour diriger leur nouvelle collection baptisée « D’autre part ». Passionné de cinéma et de jazz, ancien libraire, chroniqueur, on le connaît avant tout pour le travail de fond qu’il effectue, avec rigueur, dans le monde de l’édition. Chineur invétéré, grappilleur de pépites littéraires oubliées dans les cales des notes de bas de pages, cet arpenteur livresque qui partage son temps entre Montréal, sa ville natale, Bruxelles et Paris est aussi et surtout auteur. On citera au passage l’un de ses derniers ouvrages, Alphabétiques, objet littéraire et ludique qui témoigne de son attachement à la contrainte oulipienne et qu’ont publié, il y a deux ans, les éditions… L’herbe qui tremble. Tir croisé donc qui aboutit aujourd’hui à la publication des deux premiers livres sous sa direction. Une première salve de qualité puisqu’on retrouve deux de nos écrivains confirmés qui partagent une même densité d’écriture mêlant méticulosité du trait, ironie malicieuse et haute teneur poétique.
L’amour et puis rien de Luc Dellisse se lit comme à rebours. Cinquante pétales que l’on effeuille sur le ton du je t’aime, un peu, beaucoup… Sorte de carnet amoureux où chaque nouvelle rencontre chasse l’autre mais en ne l’oblitérant pas complètement pour autant. Le narrateur qui poursuit le brûlant de la rencontre, la flamme qui se ravive à chaque nouveau corps approché/accroché sait pourtant que l’amoureux ment. Les feuillets de ce carnet d’amours folles sont les restes d’une quête perpétuelle, celle du moment de partage ultime, de complicité joyeuse. On sait que tout cela est éphémère, n’existera même parfois pas mais on se prend à recommencer la parade.
Quelquefois, il m’arrive de croire que l’amour a été le mauvais génie de ma vie. Et je me demande comment j’ai pu être aussi bête, durant toutes ces années. Faire dépendre mon bonheur de rencontres éphémères était la plus mauvaise idée du monde ; et les pulsions de mon sang m’ont mené droit dans le mur, non pas une fois, mais cent fois.
Luc Dellisse nous entraîne ainsi, dans ces courts chapitres à l’écriture serrée, à la suite de ses aventures amoureuses dont on ne sait d’ailleurs si elles sont toutes réelles. Peu importe en somme puisque ce sont avant tout des madeleines intimes qui surgissent de ces cinquante bribes. Des fragments où se mêlent érotisme et métaphysique qui sont autant de mots d’amour livrés aux femmes et aux livres qui ont compté et qui se superposent dans la fulgurance d’un élan sans cesse recherché et dont pourtant on n’est plus dupe.
Le second livre publié dans la collection et qui paraît conjointement à l’initiative de Thierry Horguelin fait également la part belle à cette écriture fragmentaire dont il vient d’être question. Faire sécession de Jan Baetens se présente comme une suite de points de vue sur la guerre, ici de Sécession, à partir de chromos dont le narrateur se souvient et qui l’ont fasciné dans sa jeunesse. On retrouve l’intérêt de l’auteur pour les romans-photos et plus largement pour les rapports qui se tissent entre images et écriture.
La structure kaléidoscopique que nous relevions dans un de ses précédents livres publié aux Impressions Nouvelles sous le titre La lecture est ici reprise et même décuplée puisque les points de vue se chevauchent constamment, s’imbriquent dans un jeu de miroirs aux reflets multiples.
D’aussi loin que je me souvienne, ma vocation est née d’un goût pour le chewing-gum. Comme tous les petits garçons de mon âge, je collectionnais les vignettes cartonnées qui se découvraient, avec la mince lamelle de gomme rose convoitée, à l’intérieur d’un emballage très fin, presque translucide, rendu opaque par les encres appliquées sur lui, gras au toucher parce qu’enduit d’une légère couche de vernis ou plutôt de cire.
De nos jours, dans un motel de Pennsylvanie, le narrateur, un écrivain, cherche à confondre les lieux imaginés de l’enfance avec la géographie sur le terrain. Son histoire se mêle à celle d’un photographe sur le champ de bataille, à celle du livre lui-même en train de s’écrire et au récit de la bataille de Gettysburg, véritable tournant de la guerre civile en Amérique. Attentif comme toujours aux « visions » de l’écrit, Jan Baetens nous apprend à voir les textes. L’opposition entre les Nordistes (les Bleus) et les Sudistes (les Rouges) permet d’illustrer, presque au sens propre, cette sécession, cette séparation entre l’enfant et l’adulte. Réflexion sur la guerre, enquête sur les images perdues du temps de l’insouciance, le livre de Jan Baetens est aussi, de par le ton qu’il propose, un texte qui se joue des clichés et des genres littéraires, mêlant tour à tour prose poétique et road-trip américain sur fond de polar. Une autre manière de faire sécession n’est-il pas de rompre avec l’académisme, d’abolir les frontières ? Comme souvent chez lui, plusieurs livres en un donc ; un livre au sein duquel les dimensions d’espace et de temps se confondent et que rehaussent – dimension supplémentaire – les belles gravures de Frédéric Coché.
En 1915, Maurice Betz, traducteur de Rilke, est mobilisé sur le front. Pour l’accompagner sur les champs d’horreur, il garde sous sa capote l’œuvre de l’écrivain autrichien comme un talisman. Il écrit dans son carnet de notes de l’époque : « J’ai pour me défendre un éclair de soleil sur une muraille et le Livre d’images de Rilke. » Si Thierry Horguelin avait publié le livre de Baetens aux premiers jours de la guerre 14-18, le traducteur alsacien aurait certainement emporté l’ouvrage dans son autre poche comme un clin d’œil pour … faire sécession !
Rony Demaeseneer