Le devenir des idoles

Caroline DE MULDER, Bye Bye Elvis, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 326 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-590-2
Un dossier pédagogique accompagne la sortie du livre. À télécharger gratuitement (pdf).

de mulder bye bye elvis espace nordLa personnalité d’Elvis Presley est paradoxale. L’idole adulée par des fans souvent hystériques, le personnage hyper médiatisé, inaugure une voie originale dans le paysage culturel américain. Mais sa vie privée est un désastre. La notoriété et la richesses venues si vite ne peuvent lui faire oublier le pauvre qu’il était. Il reste dans une relation fusionnelle avec sa mère et dans le souvenir de son jumeau mort à la naissance. Le personnage est donc complexe. Dans Bye Bye Elvis, Caroline De Mulder tire parti des nombreuses zones d’ombre de la vie et de la carrière du chanteur et acteur, pour comprendre ce qui peut expliquer le devenir des idoles.

Ainsi, elle montre les différentes formes de pressions qui s’exercent sur Elvis Aaron. Celle du producteur d’abord, le colonel Parker, qui va l’exploiter pour satisfaire son propre appétit d’argent, au point de soumettre Elvis à des cadences infernales qui vont l’amener à prendre de plus en plus de médicaments et puis de drogues pour tenir. Ces substances vont profondément modifier son aspect physique qui était un élément essentiel de son succès initial et diminuer sa capacité à assumer ses performances de scène. Parker le fait également jouer dans des films ineptes. Toutes choses qui affectent chez Elvis le désir d’être reconnu pour autre chose que l’image qu’on fabrique de lui. Attentes aussi de la famille, des paumés, des déclassés pour qui il est la poule aux œufs d’or. Situation d’autant plus dure qu’il ne peut plus compter sur le soutien de sa mère qui meurt jeune. Et puis il y a l’énorme pression des médias et du public qui le poursuivent sans cesse.

Elvis va finir par évoquer l’idée d’un changement de vie. S’il se permet de rares escapades, il va fantasmer une véritable disparition. Dès lors, Elvis est-il encore Elvis ? Sa mort n’est-elle pas une mise en scène ? Des fans vont le suggérer après avoir vu la dépouille du chanteur dans son cercueil.

Le roman est cependant à deux voies. Parallèlement aux séquences consacrées à Elvis Presley, Caroline De Mulder met en scène John White, un vieil américain vivant dans un bel appartement à Paris. Il engage comme gouvernante Yvonne, la veuve d’un militaire qui est la narratrice des séquences le concernant. John est déjà âgé et il reste très vague sur ce que fut sa vie antérieure à son arrivée à Paris. D’une certaine façon, il pourrait être ce que serait devenu Elvis si celui-ci avait disparu. La déchéance physique les marque tous deux, Elvis comme John sont malades, le corps déformé, atteints tous deux d’enflure. Chacun réclame des soins de son entourage. L’un et l’autre ne contrôlent pas toujours leur corps et chutent ; et ces chutes apparaissent comme autant de ruptures et de pertes d’identité. Leurs souffrances morale et psychologique sont semblables, marqués qu’ils sont par un mal-être profond et un comportement autodestructeur. Les deux vivent un sentiment de dépossession de soi. La fuite et la disparition deviennent alors un moyen de peut-être se retrouver. Elvis cesse d’être Elvis, « Elvis est devenu un sosie d’Elvis ». Quant à John, il « se perdait, ressemblait de moins en moins à John White ».

Ou bien il faut se réfugier dans son corps : « il habite le corps d’Elvis mais n’est plus Elvis, Elvis est un mur infranchissable entre lui et le monde, une carapace et un masque difformes au travers desquels personne ne peut l’atteindre ». C’est, d’une certaine façon, aussi le cas pour John. 

L’autrice introduit quantité de détails qui tissent des liens entre les deux ensembles de séquences. Les deux personnages vivent confinés et le fait de sortir (concerts pour l’un, club pour l’autre) représente une épreuve où ils apparaissent dans une sorte d’état second. De même qu’Elvis offre un petit revolver à une de ses compagnes, John le fait à Yvonne.

Si l’alternance des chapitres Elvis et des chapitres John est rigoureuse, Caroline De Mulder suggère des relations particulières par le jeu des titres. Se succèdent ainsi le chapitre L’écureuil pour Elvis et L’éléphant pour John ; ou Le Délaissé et L’Âme sœur, et L’Ange et Le Monstre. Les transitions entre les chapitres se font souvent par le prolongement d’une mention. Si le chapitre Elvis se termine par « Si vous voulez que je revienne, faites-le savoir, Et je reviendrai », celui de John commence par « John White n’avait nulle part où revenir ». Ou encore, si « Là-haut, le visage de Jésus a souri à Elvis », Yvonne, parlant de John, dit « Des angelots, il y en avait des centaines, toute une collection ». Et comme Elvis, John disparaît…

Le lecteur est ainsi amené à se poser des questions sur la signification du rapprochement de ces deux personnages. Pour expliquer la disparition de John et pour illustrer ce qu’ont pu faire les fabulateurs et les complotistes qui se sont emparés de la personne d’Elvis Presley, l’autrice met en scène un journaliste au chômage qui développe une théorie fumeuse.

De façon exemplaire, on retrouve ce qui apparaît dans les autres romans de Caroline De Mulder : le rapport consubstantiel des personnages et des lieux qu’ils occupent. Ici cependant, les résidences sont luxueuses. Dans Graceland, la chambre capitonnée d’Elvis le protège du monde extérieur, mais la poussière et la lumière sont les signes des menaces sur cette matrice. L’appartement parisien de John est certes cossu, mais là aussi, la saleté est l’image du danger extérieur. Le roman joue sur l’effet de contraste entre ce luxe et la misère morale.

L’on est toujours séduit par le ton de l’autrice, juste et précis, servi par une subtile créativité verbale : « John White, c’était un magasin de porcelaine dans un éléphant. »

La postface d’Anne-Lise Remacle, outre qu’elle offre d’intéressantes pistes d’analyse, resitue parfaitement le livre de Caroline De Mulder dans le contexte littéraire et cinématographique contemporain.

Joseph Duhamel

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