Laurent DE SUTTER, Superfaible, Penser au XXIe siècle, Flammarion, coll. « Climats », 2023, 402 p., 22 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782080431721
Le goût du paradoxe et de la provocation chers à Laurent De Sutter a-t-il atteint dans ce livre le comble de l’insolence avec l’apologie de la faiblesse ? En rien : l’effort passionnant de ce penseur turbulent, sa généalogie subversive des idées qui dictent notre mentalité de savoir pour le pouvoir, porte en effet au-delà de toute clôture dominatrice de nos façons de penser et d’agir. Car il s’agit bien d’un effort (Super) d’attention flottante (-faible) et non moins vigilante pour penser loin des forces de maîtrise et d’assujettissement où notre modernité s’est enlisée en voulant nous « gouverner ».
Dans la foulée de cet échec, aussi relatif soit-il, la réaction antimoderne ne se déchaîne-t-elle pas plus que jamais ? Récent exemple, ne parvient-elle pas à discréditer les éveils du progrès par le féminisme, l’opposition au racisme et au post-colonialisme, en les taxant de « wokisme » dérisoire ? Pour parvenir à renverser l’hégémonie historique des émancipations, l’invocation passéiste de la religion, de la patrie et de la tradition use des substituts de Dieu les plus hétéroclites, la Réalité ou l’Économie, l’Homme ou l’Occident, la Nature ou la Terre, la Nation et le Devoir, les Valeurs et l’Éducation, la Famille ou l’Autorité… Il n’en reste pas moins que si cette recrudescence réactionnaire a lieu, elle tire sa contre-force de l’arrogance des pensées et des actions héritées des Lumières. Ces dernières peuvent être épinglées par l’expression d’éco-techno-science (la réalité historique de la raison) lorsque cette puissance aveugle accroît les misères, les guerres et les dévastations de la planète. S’ils n’effacent pas les progrès historiques, ces échecs, nos impasses, ne peuvent être contournés. Et ils peuvent être renversés, à condition de déceler leur source : la critique, sa force distinctive qui fonde et gouverne, autrement dit soumet. Telle est la puissance du livre de Laurent De Sutter, un livre dont le titre, Superfaible, n’a plus à être mésinterprété.
Les deux modernités
Car il y a, nous explique-t-il, deux sens à la modernité, le réalisme critique et la topique (pas l’utopique) du possible. Depuis ses livres les plus pertinents, désaxés du modèle juridique, De Sutter retrace la généalogie de l’erreur criticiste : celle qui va de la crise à la critique qui fixe des limites, incrimine et criminalise quiconque ne respecte pas les normes de son pouvoir. Mais la prolifération actuelle des critiques en tout genre qui faisait du jugement le moyen de la soumission aux déterminations nécessaires pour assurer l’« ordre » du monde érigé en « donné », son cosmos, finit par saturer l’espace culturel des Lumières émancipatrices transformées en un temps d’interdits. Et du même coup, alors que le chaos, le devenir contingent du réel, est occulté par cette opération négative, se trouve empêchée la possibilité arbitraire de répondre aux potentialités de toute contingence à venir… S’appuyant sur ses recherches précédentes, en particulier Après la loi (PUF, 2018), et sur une lecture de Vico (découvrant le fictum dans le factum, comme j’ai pu le montrer), De Sutter substitue à cette modernité de la loi et du devoir, une modernité de la « suturation toujours plus ouverte des temps, reposant sur leur production à partir d’une singularité sans rien ». Ce que la limitation de la loi, sa raison réaliste, aura fermé, l’ouverture fictionnelle du pensable le déplace « du côté d’une interrogation relative à ce qu’on peut plutôt qu’à ce qu’on doit, une fois toutes les limites abolies ». Un pragmatisme an-archiste (ou an-architectonique : sans le carcan des systèmes) se dégage ainsi, la puissance d’une pensée super-faible des commencements, des possibles « fabrications » du « futurible ».
D’une érudition inlassable tirée de sa bibliothèque inattendue (japonaise, anglo-américaine, italienne…), De Sutter nous offre de la sorte un livre d’une écriture aussi emportée, hachée de clairs et courts chapitres-paragraphes, que décapante car il n’hésite pas à s’en prendre aux noms les plus fondateurs de la philosophie. Ce faisant, par refus d’un style philosophique de commentaire élucidant, il néglige les possibles d’un Platon qui ne parle jamais en son nom et met à distance dialogique toutes les théories (même celle des idées) qui lui sont attribuées, ou les possibles d’un Kant ouvrant les abîmes, à commencer par celui de l’imagination, que ses différentes critiques (de l’intuition, de l’entendement, de la raison pratique et du jugement) semblent clôturer définitivement… Ce qui n’empêche pas l’effet salutaire des grands coups de marteau nietzschéen que De Sutter assène à la sclérose métaphysique (qu’il nomme antiphilosophie), libérant effectivement le champ de possibles pensées au 21ème siècle. Vous avez dit « déconstruction » ?[1]
Éric Clémens
[1] Signalons, dans la collection que dirige De Sutter aux Presses Universitaires de France, la publication du recueil collectif Qui a peur de la déconstruction ?
Plus d’information
- Laurent De Sutter, philosophe électrique (Le Carnet et les Instants n°206, 2021)
- La fiche de Laurent De Sutter