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Patrick DELPERDANGE, Les corps sensibles, Quadrature, 2024, 117 p., 18 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-2-9310-8042-9

delperdange les corps sensiblesPatrick Delperdange ! Un pro ès lettres. Qui vit de sa plume. Bon à tout. Des critiques ou des scénarios, des Bob Morane, des romans noirs ou jeunesse, des pièces de théâtre. Des sauts de mouton au gré de ses envies, d’un pays, d’un éditeur ou d’un exercice à un autre. Les Cahiers de la BD, la Série noire, les Chants des gorges et le Rossel, un Award Sabam. S’il avait choisi d’enfoncer le même clou au fil des décennies, aurait-il aujourd’hui le succès d’une Barbara Abel, le prestige d’un Armel Job ? Mais… être Patrick Delperdange, c’est déjà beaucoup, voire davantage.

Quadrature ! La maison d’édition dédiée à la nouvelle ! La référence du genre en FWB, avec la revue Marginales, les collections « Belgiques » (Ker) ou « Opuscule » (Lamiroy). Un beau catalogue, des livres sobres mais bien finis.

Les corps sensibles ! La rencontre entre deux balises de nos lettres. Un recueil de (dix) nouvelles qui tient à cœur à son auteur, qui se renouvelle en s’écartant de son aptitude pour la narration pure et dure en osant les effleurements, l’art littéraire, ces petits riens qui peuvent dire beaucoup.

Dans Les pas perdus de la cigogne, Céleste, une enseignante et chercheuse congolaise, une métisse, débarque à Bruxelles pour rencontrer les responsables du musée de Tervuren, dédié à l’Afrique, pour « définir un ensemble de détails liés à la restitution » (des biens volés durant la colonisation). Mais quel est l’objet véritable de son voyage ? Son propre rapport à la Belgique ? Un vieillard agonisant dans une maison de repos ?

Trouble-fête installe le lecteur au côté d’un trio d’hommes mûrs, des anciens amis des années adolescentes qui tentent de reconquérir le temps évanoui. Mais l’un d’eux n’a pas répondu à l’appel. Retard ? Un autre s’est volatilisé. Mort ? Que reste-t-il des « neiges d’antan » ?

De l’autre côté du monde livre d’autres retrouvailles, entre deux frères, dans la maison de leur enfance, désertée. Un souci pratique les emmène chez un vieux voisin, le croquemitaine de leurs souvenirs. Accroché fébrilement à son transistor, celui-là suit ou revit l’alunissage d’Armstrong. Plus de trente années s’abolissent. Jusqu’où ?

Encore un petit effort. Une salle d’attente, un homme envoyé chez un dermatologue par sa compagne pour vérifier une anomalie physiologique. Mais s’il se lève en lieu et place d’un patient absent…

Une dernière nuit au bord du précipice. Rome, la nuit, il fait trop chaud, un couple de touristes, ils n’arrivent pas à dormir, ils se disputent, se quittent, se retrouvent. Ou pas.

Lorsque tout sera effacé. Un ado et sa mère visitent une grand-mère à l’hôpital. L’aînée n’a plus toute sa tête et réclame son fils, le cadet est lui aussi ailleurs, tourneboulé par les appels d’un ami et d’une petite amie, une blague de mauvais goût qui tourne mal. Tout le monde se rate ? Ou pas.

Prise au piège. Ingrid et Charles sont de sortie, une soirée très mondaine où l’on discute affaires tout en écoutant les fausses notes d’un petit concert intime. Ingrid, une fois encore, boit un peu trop, provoque un peu trop. Comme un chien dans un jeu de quilles. Sauf qu’elle insinue la vie au sein d’un monde fané.

Un signe du destin. Ou comment une course banale dans une échoppe de quartier se transforme en cauchemar pour un nouveau célibataire.

À fleur de peau. Un mari, deux fils, une belle maison et deux domestiques. Pourtant, Joanna ne s’y retrouve plus :

Tout le monde donnait l’impression d’avoir un but. Une destination à atteindre, un endroit où se réfugier. Quelque chose était allé de travers. 

On pense parfois aux nouvellistes Santoliquido ou Vendôme, à leurs tranches de vie, leurs plongées dans la matière de l’humanité. Mais les moments évoqués ici ne s’apparentent pas à des points d’acmé ou de bascule, plutôt à des entre-deux, comme si un alter-monde, une autre réalité pouvait à l’occasion nous tenter, nous frôler. Comme si Patrick Delperdange, de nouvelle en nouvelle, et dix fois donc, nous assénait un point de suspension.

Les corps sensibles troublent, inquiètent, habitent au gré d’un style sobre, d’une narration fluide, avec, de loin en loin, une saillie poétique :

On aurait dit que quelqu’un avait semé un millier de grains blancs pour dessiner une sorte de piste menant vers un lieu invisible, de l’autre côté du monde. 

Un « lieu invisible, de l’autre côté du monde » ? Et si le projet de l’auteur tenait en ces lignes ? Nous mener… au creux de nous-mêmes, vers ces ondulations de l’âme qui arpentent la plage des lettres et des consciences ?

Philippe Remy-Wilkin

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