Yun Sun Limet : « Un instant où soudain tout devrait s’arrêter »

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Yun Sun Limet – © DR

En juin 2019 s’est éteinte une voix discrète mais combien sensible et originale, celle de Yun Sun Limet, trop tôt disparue. Elle laisse une œuvre de textes forts qu’on aurait aimé voir prolongée encore.

Le lecteur est d’abord séduit par la capacité de l’autrice à créer des personnages attachants, dont elle montre les espoirs mais aussi les failles et le mal de vivre. Ses textes ont une forte charge émotionnelle et elle parvient à susciter chez le lecteur une empathie pour ces personnages frappés par les drames de la vie.

limet les candidats la martiniere

Le premier roman, Les candidats, en offre déjà un bel exemple, qui décrit le drame de la mort des parents pour deux tout jeunes enfants. Leurs parents avaient pris la précaution de demander, dans un testament, à des couples de leurs amis de les accueillir. Alors qu’ils acceptent volontiers cette mission, cette adoption va déclencher dans chaque couple des bouleversements profonds qui les empêcheront finalement de réaliser ce projet. Ce sont les difficultés rencontrées avec la grand-mère qui vont provoquer chez Anne Sauvage un malaise menant à l’angoisse. L’idée même d’adopter va faire éclater le couple d’Alain et de Valérie. À la suite des démarches d’adoption, Laure sera licenciée de son emploi et sa famille ne pourrait pas supporter une charge financière supplémentaire. Le roman se compose ainsi des récits en je de ces candidats adoptants qui racontent leurs attentes, leurs craintes et leurs espoirs, mais qui sont pris dans une logique qui leur échappe et les empêche d’aller jusqu’au bout de leur décision. Il se termine sur les propos de Marie, la petite fille âgée de quatre ans au décès de sa mère et de son père, devenue adulte ; elle évoque ce qu’a été leur enfance, à elle et à son frère, marquée par l’absence, le manque, mais aussi par leur capacité à se construire quand même, au-delà du projet de leurs parents.

Changement de manière et de sujet pour Amsterdam. Un musicien est partagé entre sa volonté de faire carrière dans la chanson et sa passion pour une jeune femme. Il part aux Etats-Unis, mais la distance géographique va creuser l’absence. Sa carrière prometteuse tourne au fiasco, et, des années plus tard, il revient dans l’espoir de retrouver cet amour qui ne l’a jamais quitté. Le récit par le musicien est entrecoupé de passages décrivant un chanteur en scène, description qui tout à la fin s’intègre aux propos du narrateur et lui donne un sens supplémentaire par effet de contraste.

1993 est la voix d’une jeune femme vivant seule avec sa fille, dans des conditions précaires, glissant vers une paupérisation de plus en plus marquée. Aux propos de la narratrice répondent en miroir des extraits d’un livre sur Pierre Bérégovoy, premier ministre d’origine modeste qui a su sortir de sa condition et dont l’exemple peut donner de l’espoir. Pour la femme pourtant, « tout aujourd’hui prouve le contraire, on n’y arrive pas, quand on part de là où je suis ». Elle explique sa déchéance par le fait que, des années auparavant, son père avait basculé dans la folie.

Des thèmes et des situations narratives se répètent : la mort, l’absence et le manque, la figure paternelle fragilisée ou disparue, et aussi ce sentiment qu’à un moment tout a basculé. Un événement a eu lieu ou un geste n’a pas été posé qui explique la situation dans laquelle les personnages se débattent.

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Après trois romans, Yun Sun Limet publie Joseph, un récit centré sur la personnalité d’un frère de son père, Joseph Limet, décédé à vingt ans d’un accident de moto. Le récit commence par une scène qui affecte profondément la toute jeune fille. Son père, en entendant un enregistrement de la voix de Joseph qui chante, fond en larmes. Cette scène la marque fortement : « Et soudain quelque chose s’effondre. L’enfance peut-être se termine et s’ouvre le temps de l’incertitude où l’on découvre la vie avec effroi ». Cet effondrement du père est redoublé par celui du grand-père qui, au plus fort d’un bombardement, tombe à genoux pour prier. L’image d’un père fragilisé ou absent se retrouve dans Les candidats. Dans 1993, la folie du père est qualifiée d’« absence » et la jeune femme aurait préféré que son père fût mort, car ainsi « il n’aurait pas cessé d’être mon père ».

La personnalité de Joseph la fascine. Des affinités les réunissent. Il est le frère qui manque à celle qui est fille unique adoptée et qui se sent « la sœur de personne et une fille d’invention ». Et en tant que père nourricier de Jésus, Joseph est « celui qui accepte la curieuse fable d’une naissance venue du ciel, et qui se tait, aime malgré tout ».

L’essai que Yun Sun Limet publie ensuite, De la vie en général & du travail en particulier, prend un relief émouvant. Dans une forme originale, des courriels qu’elle envoie à trois destinataires, elle annonce d’emblée sa maladie, « dite évolutive, par euphémisme ». Alors que les années lui sont sans doute comptées, elle pense aux grandes étapes de son existence, au but poursuivi : « Être libre », c’est-à-dire « vivre selon des choix qui donnent son sens à cette vie », « pouvoir répondre aux nécessités intérieures » et immobiliser le temps avec « ceux qu’on aime, pour lesquels seuls votre vie a du sens ».

Parallèlement à sa réflexion sur ce qui a donné sens à son existence, sa pensée porte sur la nature du travail et le rapport à la liberté. Déjà dans Joseph, frappée par la vie apparemment heureuse que mène la parentèle, elle les imagine « libres, dans ce périmètre de 50 km carrés, guère plus. Libres pourtant ».

C’est à propos de Joseph que s’expriment cette idée et cette attente que tout aurait pu être différent. Un jour, elle lit dans le regard de son père que « le passé ne repasse pas ». Mais à un autre moment, elle peut espérer que l’événement n’ait pas eu lieu et que la vie se soit déroulée autrement. Regardant une photo de cet oncle détendu et plein de promesses quelques mois avant sa mort, elle « aime à penser » que ce moment de quiétude pourrait durer jusqu’à aujourd’hui, que « tout pourrait s’arrêter en ce 28 octobre 1958, rien ensuite n’arriverait, le temps resterait enclos dans cet espace, ce café ». Et dès lors « tout resterait possible ».

Tout arrêter

Cette figure de l’arrêt du temps pour que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu et que d’autres choses soient possibles se retrouve dans tous les romans et apparaît comme un élément important de l’imaginaire de Yun Sun Limet. Dans Les candidats tout d’abord. Le testament demandant de prendre en charge les enfants est lu chez le notaire : « C’était eux qui parlaient, qui nous parlaient, depuis le passé, de ce qui avait eu lieu, alors que cela n’avait pas encore eu lieu, que tout était encore possible, le bonheur, l’avenir, alors que le malheur n’existait pas encore, puisqu’ils étaient là, vivants ». Anne, la candidate adoptante, se demande alors : « Tout cela ne devrait-il pas cesser là ? Le monde, nos vies minuscules, impuissantes à faire autre chose qu’à suivre leur cours, impuissantes à faire que cela n’ait pas été, l’accident, la mort… ».

Cette nostalgie que le temps ne se soit pas arrêté, que son père ne soit pas devenu fou et n’ait pas précipité sa chute, taraude la femme de 1993, qui a dès lors le sentiment qu’« on est dans l’irrémédiable, tout le temps, on ne rattrape jamais rien ». Le musicien d’Amsterdam s’est perdu parce qu’il a laissé filer le temps, condamnant ainsi son rêve et son bonheur.

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Mais il existe des arrêts du temps heureux : ils ne concernent pas le passé, ce sont des moments privilégiés du présent. Pour le musicien d’Amsterdam : « L’instant me plaît, je voudrais que tout s’arrête, qu’on en reste là, (…) que plus rien n’arrive que cet instant et je pourrais ne plus rien vouloir, ne plus rien désirer, juste être là, vivant, entre ciel et terre ». Pour la femme avec sa fille : « Je pourrais rester indéfiniment au milieu du fleuve (…). Il ne m’est pas souvent arrivé de vivre un instant où soudain tout devrait s’arrêter. Oui, maintenant. Tout devrait s’arrêter. » L’arrêt du temps peut être lié au bonheur, même si la mort est proche. Yun Sun Limet est témoin d’un tel instant chez sa voisine de chambre à l’hôpital : « Bonheur de la vie qui est là, qui persiste, qui aura peut-être le dernier mot avant l’âge de la vieillesse, bonheur de l’instant qui est éternité et qu’il faut vivre comme tel ».

Le passé se révèle aussi un réservoir de souvenirs heureux : « Je m’accroche au bras de ma grand-mère. Le temps est idéalement doux. Souvenir d’un rêve très heureux, d’une joie intense. Souvenir aussi de m’être dit : cela doit être cela, le paradis ». Il y a une vérité heureuse dans la jeunesse ou l’enfance. Des événements actuels prennent sens par le souvenir. Ainsi, le musicien d’Amsterdam tente d’expliquer ce qu’est la maîtrise de son chant et ne trouve d’équivalent que dans le passé : « Je ne sais pas exactement ce que c’est, un souvenir ancien peut-être, un bonheur ou un malheur particulier, la lumière d’une après-midi solitaire de l’enfance, un paysage entrevu par la fenêtre d’un train, la pluie sur les pavés d’une rue ». Le souvenir peut aussi transformer ce qui est devenu inquiétant. La narratrice de 1993 évoque le bruit du clignotant quand, avec le père encore présent, la famille rentrait : « Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour l’entendre à nouveau dans la nuit rassurante ».

limet de la vie en generalLa conception du temps de Yun Sun Limet oscille entre des affirmations contrastées, fondée sur des perceptions de jeunesse qu’elle évoque dans Joseph et De la vie. Elle en trouve également un écho dans ce qu’elle lit chez Maurice Blanchot à qui elle a consacré sa thèse de doctorat en Lettres. Ce qu’elle dit de lui dans son essai Maurice Blanchot critique peut parfaitement s’appliquer à sa propre démarche. Chez Blanchot, elle découvre sa tentative d’élucidation « de cet événement possible et impossible, pensable et impensable, qui aborde tout sens et donne sens à tout, qui est le temps dans son entier et l’absence de temps, la mort, moins la sienne que celle d’autrui, “la mort sans phrases”  ». C’est dans cette oscillation des contraires qu’elle poursuit sa création, autour de cette question centrale de la mort. Celle-ci est ce qui détache et fait entrer dans un temps et un espace autres, est le signe même du never more ; mais elle peut être investie d’un aspect positif, ouvrir « la possibilité de vivre ce moment impossible qui balaierait toutes les années de séparation, l’absence, l’implacable loi du temps ». Ces affirmations paradoxales et leurs oscillations font la richesse de la pensée toute en nuances de Yun Sun Limet.

Des constructions subtiles

L’écrivaine sait donner corps à ses personnages, restituer leur perception du monde, leurs doutes, leurs troubles. Derrière l’empathie qu’elle suscite, se dessine aussi une exigence littéraire très forte, révélant des textes aux constructions subtiles, avec un sens aigu du détail.

Ainsi, les récits des Candidats se terminent sur la même phrase, cependant légèrement transformée dans les propos de Marie. Cela crée entre ces monologues un lien en creux, non explicité. Chacun des chapitres inclut un bref épisode où il est question d’une maison et cela dessine un lien narratif sous-jacent. De même chacun des narrateurs fait un rêve, et ceux-ci se répondent silencieusement.

Amsterdam est basé sur des liens qui restent non dits. Le narrateur musicien passe quelques jours merveilleux avec sa jeune amante dans une ville portuaire non nommée. Seule la mention du parc Vondel – et le titre – permettent de supposer qu’il s’agit d’Amsterdam. Sa carrière périclitant, il se voit contraint d’accepter de remplacer Sam, un pianiste malade, dans un bar d’Amsterdam, petite ville des USA. En Sam, on découvre une image du père absent, qui finit par mourir. Un amour impossible qu’a vécu Sam le rapproche aussi du narrateur. Celui-ci pourrait refaire sa vie à Amsterdam USA, pâle copie de ce qu’il a vécu dans la ville européenne homonyme. Par ailleurs, l’alternance du récit du narrateur avec la description d’un chanteur permet de comprendre progressivement qu’il s’agit de Brel interprétant Amsterdam. Durant le voyage vers l’Europe, le narrateur utilise une machine à écrire, sorte de substitut de son piano, de marque Olympia qui résonne avec le nom de la salle de concert parisienne. Tout cela prend sens aux dernières pages.

La narratrice désemparée de 1993 se voit offrir une biographie de Pierre Bérégovoy. Les deux destins sont ainsi mis en parallèle. Si Bérégovoy peut s’en sortir, le peut-elle quand on voit d’où elle vient ? Les protagonistes vont se croiser fortuitement, échangeront des propos insignifiants, et leurs destins respectifs vont, d’une certaine façon, permuter ; une perspective de sortir de sa condition s’ouvre à la narratrice, tandis que Bérégovoy va vers la mort, causée par les accusations de corruption qu’il ne peut supporter. La réussite qu’il personnifiait se retourne ainsi contre lui. Rien n’est explicite, seulement suggéré. Comme est suggérée la raison de la paupérisation et de la déglingue : seules les mentions du mois et du temps qu’il faisait alors permettent progressivement de comprendre la nature de l’événement qui a tout précipité.

Autant un premier niveau de lecture montre une profusion de propos et d’affirmations explicites sur, entre autres, les états d’âme et les sentiments des personnages, autant le deuxième niveau, qui structure fortement les romans, se caractérise par l’ellipse et le suggéré.

limet 1993Yun Sun Limet parvient aussi parfaitement à recréer le contexte historique, social et culturel. Dans Joseph, elle décrit le basculement des mentalités après l’exposition de 1958, lorsque l’on passe d’« une sorte de sourire collectif, de sourire global » à la génération suivante pour laquelle « il n’y a pas eu de bonheur, de sentiment qu’avec nous l’histoire allait vers un mieux, pas d’élan, pas de sourire ». 1993 prolonge le constat de la déliquescence économique, sociale et politique. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec 1984 d’Orwell. Ici, point de totalitarisme, mais l’idée d’un asservissement par les conditions sociales et de travail qui empêchent de pouvoir vivre la « vraie vie ».

Ses textes séduisent aussi par un sens aigu de la formule qui résume en termes simples les situations et les choix : « Et voilà comment les choses recommenceront, continueront. Voilà comment vivre est possible et impossible » ; « Une phrase me vient à l’esprit : où est la vraie vie ? » ; « Pourquoi la philosophie ? Pour apprendre à mourir, qu’est-ce qui est vraiment nécessaire ? ».

Plaisir de lecture encore de voir les textes riches de citations discrètes, provenant de ce grand réservoir d’idées, de poèmes et de chansons que Yun Sun Limet s’est évertuée de capter, et qui créent un subtil réseau de significations sous-jacentes : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés » ; « il n’y aura plus de misère, les soldats seront troubadours, mais nous serons morts mon frère » ; « un peu comme le dit la chanson ».

Pour saluer son départ, reprenons ses mots à elle à propos de Joseph : aujourd’hui, « il y a juste cet absent. Cet ami que vent emporte ».

Joseph Duhamel

Bibliographie

Romans et récit
Essais

Article paru dans Le Carnet et les Instants n°206 (2021)