Définir le fantastique dans l’art et la littérature, voici un projet qui dès la fin du 18e siècle a donné lieu à un foisonnement de tentatives d’intérêt variable, remarquablement disparates, et bien souvent contradictoires entre elles. Gardant le plus souvent un caractère intuitif et empirique, les meilleures d’entre elles ne manquent pas de perspicacité, mais leurs bases théoriques restent souvent indécises.
Dans Le récit fantastique – La poétique de l’incertain (1974), Irène Bessière donnait déjà de ce foisonnement un tableau certes incomplet, mais néanmoins éloquent. On y trouvait les noms du marquis de Sade, de Charles Nodier, de l’Américain Howard Philips Lovecraft, de Louis Vax, de Marcel Schneider, de Roger Caillois, de Tzvetan Todorov, de Jean Bellemin-Noël et d’autres – l’auteur ne se privant pas de réfuter successivement les définitions de ces différents essayistes, avant de proposer la sienne. Depuis, bien d’autres tentatives se sont fait jour, parmi lesquelles on accordera une mention spéciale à Charles Grivel et à deux spécialistes français en littérature fantastique belge : Éric Lysøe (Les kermesses de l’étrange, 1993) et Arnaud Huftier (John Flanders – Jean Ray, l’unité double, 1998).
La Belgique francophone, c’est une chose bien connue, n’est pas en reste dans ce vaste concert aimablement cacophonique. En témoignent les ouvrages de Franz Hellens (Le fantastique réel, 1967), de Georges Jacquemin (Littérature fantastique, 1974), d’Anne Richter (Le fantastique féminin, 1984), de Pierre Yerlès et Marc Lits (Le fantastique, 1990), sans oublier l’excellent numéro de la revue Textyles intitulé Fantastiqueurs (1993), etc. Le plus érudit de nos spécialistes reste sans conteste Jean-Baptiste Baronian, auteur notamment d’Un nouveau fantastique (1977), du Panorama de la littérature fantastique de langue française (1978), dont le chapitre 8 s’intitule L’école belge de l’étrange, mais aussi de l’anthologie La Belgique fantastique (1984) et de bien d’autres publications sur le même thème ou sur des écrivains particuliers comme Jean Ray.
Tels qu’ils figurent dans ces multiples études, les critères avancés pour définir le récit fantastique, et par conséquent pour fixer les limites exactes du genre, sont donc très fluctuants. Avec le recul, et en simplifiant très fort, on peut toutefois les classer en trois grandes catégories. La première repose sur l’identification d’un scénario-type, celui de la déstabilisation du monde ordinaire par l’intrusion de l’anormal ou du surnaturel. La deuxième privilégie le rôle de la peur et de l’horreur, avec les mécanismes textuels qui permettent de les représenter – ou de les susciter chez le lecteur. La troisième, moins convaincante sans doute, repose sur le concept de l’incertitude du lecteur et/ou du héros quant à l’interprétation qu’il s’agit de donner aux évènements racontés. Avec leurs nombreuses variantes, ces trois grandes orientations critiques tentent de cerner les principales caractéristiques d’un genre qui, rappelons-le, n’est ni monolithique, ni immuable.
Nous appuyant sur les travaux antérieurs, mais visant à la fois une clarification et une synthèse des hypothèses successivement exposées, nous avancerons la définition suivante : le récit fantastique a pour structure narrative fondamentale l’interférence passagère et néfaste entre deux univers ordinairement imperméables l’un à l’autre. Cette proposition appelle au moins trois commentaires. D’une part, elle implique que l’interférence fantastique est à la fois précédée et suivie d’une situation stable où les deux « univers » sont bien séparés l’un de l’autre. En second lieu, le terme « néfaste » désigne le caractère destructeur, mortifère ou anxiogène de la situation qui résulte de l’interférence : la peur est donc moins le noyau du fantastique qu’un effet de sa structure profonde. Enfin, les « univers imperméables » dont il s’agit, plutôt que des domaines de la sphère naturelle, sont des champs conceptuels appariés par couples oppositionnels.
Une question se pose alors : si le modèle précité est vraiment universel, ou même simplement dominant, d’où vient alors la remarquable diversité de la littérature fantastique ? Elle repose à l’évidence sur trois ressorts : d’abord la nature des deux univers parallèles, ensuite la manière dont ils entrent en contact, et enfin la teneur des effets néfastes engendrés par l’interférence. Quant aux décors, aux personnages, aux atmosphères, soit ce qu’il est convenu de nommer l’« imaginaire » de l’œuvre, ils constituent l’habillage romanesque de la structure sous-jacente, venant lui donner chair et ourdir cette dramatisation sans laquelle il n’est pas de récit fantastique.
Les grands couples d’univers
Quelles sont les grandes dualités qui constituent le socle du récit fantastique ? Sans être impossible, une énumération complète serait fastidieuse, d’autant plus qu’il faut tenir compte de nombreuses sous-catégories. Aussi nous contenterons-nous de passer en revue les « couples » les plus fréquents dans la littérature française de Belgique.
Animé / Inanimé. Comme le montre La Vénus d’Ille (Prosper Mérimée), il arrive que dans certaines circonstances un objet réputé inerte prenne vie, déclenchant ainsi des évènements insolites ou dramatiques. Dans La chaise (in Histoires singulières, 1979), Jean Muno raconte l’histoire d’une chaise qui, de façon incompréhensible, apparait et disparait sur la plage ; piégée par un héros bizarrement agressif qui lui brise un pied et fait couler son « sang », la chaise s’enfuit, puis fait volte-face et embroche son poursuivant.
Règne humain / Règne animal. Plusieurs histoires de vampires et de goules ont leur place dans la présente catégorie. En effet, pourvus de canines effilées et se nourrissant de sang humain, ces êtres présentent des caractères propres aux animaux hématophages et doivent donc être considérés comme des hybrides. Déjà, la stryge du 16e siècle était un vampire tenant à la fois de la femme et de la chienne. Déjà, le Dracula de Bram Stoker pouvait dans certaines circonstances se transformer en chauve-souris ou en loup. La duchesse Opoltchenska, dans Le gardien du cimetière (in Contes du Whisky, 1925), de Jean Ray, s’annonce à minuit par des cris de courlis. Quant à la jeune et fatale Véra de Thomas Owen (Le péril, in La cave aux crapauds, 1963), elle « pass(e) sa petite langue rose de jeune chatte sur ses lèvres minces et mobiles »…
La plupart des histoires de vampires, sinon toutes, recourent soit à des métaphores animales, soit à des épisodes de métamorphose, les animaux concernés appartenant le plus souvent à la catégorie des prédateurs. Dans La voix du sang (in Histoires singulières), Jean Muno évoque la vampirique famille Bathory avec des mots évocateurs : « regard félin », « oreilles de chat », « comme une tique géante », « comme une sangsue », concluant « nous étions des rats gris, alors que ma sœur Rita était une jolie mignonne petite rate blanche ». Avec un peu de recul, il faut conclure que la reconnaissance du vampire comme hybride humain-animal révèle un mécanisme inhabituel : c’est le personnage lui-même qui est ici l’interférence, et non son intrusion dans la communauté des humains ordinaires comme l’affirment de nombreux critiques.
La dualité humain/animal n’est évidemment pas confinée au récit vampirique. Contentons-nous de deux exemples. Dans L’effraie (1967), d’Anne Richter, une mère de famille se métamorphose chaque soir en rapace nocturne. Baronian, de son côté, imagine un personnage qui se transforme progressivement en chat – ou en oiseau, la chose n’est pas claire car le récit brouille délibérément les pistes (L’ange de pierre, in La Belgique fantastique).
Terrien / Extraterrestre. Cette dualité est réputée propre à la science-fiction plutôt qu’au fantastique, mais on sait que la distinction entre ces deux genres n’est pas parfaitement claire. Prenons pour exemple la nouvelle de Gabriel Deblander Où fleurit l’étranger (1970), reprise dans La Belgique fantastique. Venu de l’espace, une sorte de bourdon d’un jaune rutilant perce la joue d’un petit garçon, qui aussitôt le broie dans sa main, tandis que sa joue enfle démesurément. Devant les parents affolés, « la cloque creva lorsque l’enfant, pour leur répondre, ouvrit la bouche. Et il en sortit, gros comme le poing de l’homme, un insecte ». Les admirateurs du célèbre Alien auront reconnu une scène familière…
Monde des vivants / Monde des morts. Sans contredit, c’est la dualité la plus récurrente dans la littérature fantastique en général. Elle sous-tend les innombrables histoires de fantômes, de zombies et de spectres, ces morts qui « reviennent » de l’au-delà pour hanter les vivants. Dans La Belgique fantastique, Baronian en reprend quelques-unes : L’homme qui faisait les cercueils trop grands (1932), de Pierre Goemaere ; Un degré de plus (1984), de Robert Poulet ; La Taverne des Étangs (1984), de Gérard Prévot ; La chambre (1969), de Jean Muno. La même anthologie présente aussi un texte de Guy Vaes, L’acrobate (1984), qui réactive un thème également classique, celui de la Mort incarnée en un personnage vivant.
Plusieurs écrivains, cependant, s’efforcent de renouveler les scénarios traditionnels. Dans Le peuple nu (1984), Jean-Pierre Bours montre un héros assailli par une vingtaine de cadavres totalement écorchés, résultat de ses dissections au scalpel. La musique de la nuit (1984), de Gaston Compère, traite le sujet d’une manière plus macabre encore : le vivant et le mort ne sont qu’une seule et même personne, à savoir le héros-narrateur, comme en témoigne l’épilogue « où s’éteignit ce qu’il me restait de conscience, l’odeur de ma propre putréfaction ». Une mention spéciale doit être réservée au Concerto pour Anne Queur (in Nouvelles du Grand Possible, 1960), de Marcel Thiry : des morts sont soigneusement sélectionnés et « ressuscités » par le Docteur Cham sous forme de squelettes animés et supérieurement intelligents – qui, le paradoxe n’est pas mince, disparaitront finalement dans un suicide collectif.
Certaines histoires de vampires pourraient également être reprises ici, dans la mesure où ces êtres inquiétants sont souvent définis par l’auteur comme des « morts-vivants », avec une crypte et un cercueil pour gite. Ainsi en va-t-il, entre beaucoup d’autres, de la duchesse Opoltchenska déjà citée et de son mausolée – mais, il faut le souligner, ce n’est pas une règle absolue dans la littérature vampirique, comme le montrent notamment La voix du sang de Muno, ou Le cercueil Z14 (in Trois saigneurs de la nuit, 1986) de Gaston Compère : ici, les vampires sont des êtres jeunes, actifs, bien intégrés dans la société, détachés de tout décor funèbre.
Présent / Passé (ou Présent / Futur). L’hipparion mis en scène par Jean Muno et qui donne son titre au livre (1962) est un animal disparu depuis des millions d’années. Son invraisemblable réapparition en plein 20e siècle équivaut donc à un télescopage d’époques totalement éloignées l’une de l’autre, bouleversement qui n’est pas sans évoquer le thème bien connu du voyage dans le temps, cher à la science-fiction. Autre exemple, Mutation de Thomas Owen (in Cérémonial nocturne), où un homme mûr redevient miraculeusement « un petit garçon pâle au visage douloureux et sournois ». Il est vrai, le genre fantastique au sens strict ne recourt pas fréquemment à cette dualité, qui avait pourtant inspiré la quête de l’immortalité dans le célèbre Melmoth (1820) de Charles Robert Maturin.
Monde réel / Monde fictif. Romans, tableaux, films et autres œuvres de fiction mettent en scène abondance de personnages ou d’objets, dument cloitrés dans leur statut littéraire, pictural, photographique ou cinématographique. Que ces êtres sortent de l’œuvre pour s’introduire dans le monde réel, ou qu’ils accueillent dans leur univers une personne vivante, et l’interférence se produit, comme le montre le célèbre Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde. Jean Ray illustre cette donnée avec Le Psautier de Mayence (1928) : l’instituteur qui a affrété le bateau et déclenché la kyrielle d’évènements terrifiants est en réalité la Bête d’Épouvante échappée d’un grand texte sacré, l’Apocalypse de Saint Jean, et habilement déguisée pour les besoins de la cause.
Le même auteur exploite d’une manière insigne la dualité réalité/fiction dans le roman qui est souvent considéré comme son chef d’œuvre : Malpertuis (1955). En effet, le lecteur y découvre progressivement que les pensionnaires de la vaste et mystérieuse demeure ne sont autres que les dieux de l’Antiquité grecque, évadés des récits mythologiques qui étaient leur biotope originel, et capturés par l’oncle Cassave sur l’ile où ils s’étaient regroupés. Un autre récit de Jean Ray, Le Grand Nocturne (1942) – mais la série ne s’arrête pas là –, peut également s’interpréter de manière analogue : à première vue parfaitement ordinaires, et même un tantinet ridicules, les deux compères Hippolithe et Théodule s’avèrent en fin de compte les démons que décrit un manuscrit occultiste découvert dans l’appartement du capitaine Soudan…
D’autres écrivains cherchent à moderniser cette thématique. Dans La lumière noire (in Le partage des jours, 1972), Albert Ayguesparse imagine une banale photographie d’amateur qui va s’animer sous la loupe du héros effaré : celui-ci examinait le cliché, et particulièrement le profil d’une femme inconnue, « lorsque soudain il la vit pivoter avec une lenteur inouïe ». L’on peut interpréter dans le même sens Simple alerte (1960), de Marcel Thiry : du vers d’André Gaillard « Et la neige immortelle envahit les saisons », psalmodié par le pitoyable Vitaile, la neige s’échappe pour envahir réellement, en plein mois de juin, les bureaux du despotique Juliat, créant l’émoi qu’on imagine. Ajoutons que les histoires de vampires elles-mêmes ne sont pas étrangères à la présente dualité, car ces créatures sont souvent présentées comme sorties tout droit de légendes anciennes.
Moi / Autre. Le modèle historique de cette dualité est L’étrange cas du Docteur Jekyll (1885), de Robert-Louis Stevenson. On le retrouve sporadiquement dans des histoires de dédoublement telles que l’oppressant Non-lieu, de Thomas Owen (in La cave aux crapauds, 1963). Dans une rue obscure, le docteur Hortobagy aperçoit un homme accroupi, en qui il se reconnait aussitôt avec certitude ; la présence proche de cet être l’obsède et le poursuit, jusqu’au moment où le double le tue d’un coup de poignard dans le dos. Le même écrivain, dans sa brève nouvelle Cérémonial nocturne, imagine un personnage qui monte un escalier dans l’obscurité, quand sa main sur la rampe est « enjambée » par « une autre main, toute froide, une main seule, qui n’appartenait pas à un corps » ; or, cette main fantomatique va accomplir le devoir filial que le héros avait éludé, et peut donc être considérée comme une réplique partielle de son corps.
Bien d’autres dualités pourraient être prises en considération. On se contentera d’évoquer le couple Veille / Rêve, avec des récits où des créatures oniriques font intrusion dans l’état de veille du héros, à moins que ce ne soit l’inverse. Ou encore Lois physiques / Anomalie, catégorie dans laquelle pourraient trouver place Simple alerte, avec sa neige dans les bureaux, mais aussi La danse macabre du pont de Lucerne (1920) de Georges Eekhoud, Le double (1919) de Franz Hellens, La poule noire (1984) d’Owen, etc. Précisons d’autre part qu’une même nouvelle peut relever de deux dualités distinctes, ou même de trois ; il arrive souvent que la dualité dominante d’un récit soit une affaire d’interprétation. Ainsi, dans le Cérémonial nocturne précité, la main glacée peut être comprise comme la matérialisation de la Mort qui vient menacer le père, ce qui nous ramène à l’opposition Vivants / Morts.
L’élément déclencheur
À l’origine de l’interférence entre les deux univers parallèles se trouve un élément déclencheur dont la nature exacte, pourrait-on croire, est propre à chaque œuvre. Or, il n’en est rien. Un examen plus poussé montre que, quel que soit le récit considéré, le fait déclencheur est quasi toujours de l’ordre de la faute, la fin de l’interférence coïncidant avec la réparation ou l’annulation de cette faute. Ainsi, dès l’Antiquité, le fantôme, ou « lémure », est un mort qui, selon un modus operandi bien précis (apparitions nocturnes, bruits, etc.), vient perturber l’existence quotidienne des vivants afin d’obtenir la réparation d’un préjudice dont il fut victime quant à son trépas, à ses funérailles ou à sa sépulture. Tel est le cas dans Athénodore et le fantôme, de Pline le Jeune, où le philosophe Athénodore découvre que l’inhumation de son visiteur nocturne n’avait pas été faite selon les rites sacrés ; une fois les restes retrouvés et enfouis conformément aux usages, la maison retrouve sa sérénité.
Ce scénario traverse les siècles. Pensons au roi dont le spectre apparait à Hamlet dans la célébrissime pièce de Shakespeare, venant réclamer vengeance pour l’empoisonnement dont il a été victime. Pensons au parodique Fantôme des Canterville imaginé par Oscar Wilde. Pas davantage de doute possible en ce qui concerne Malpertuis : à l’origine de toute l’affaire, il y a Cassave qui sur l’ile enlève les dieux, mais aussi les couleurs qui sont les paroles des anges, espérant tirer de ses forfaits de plantureux bénéfices. « Fréquemment, chez Jean Ray, les personnages qui affrontent, de près ou de loin, l’inconnu sont déjà coupables », explique Joseph Duhamel dans le n° 10 de Textyles (1993). Et de poursuivre : « Malpertuis ne fait pas exception à la règle. Tous les personnages humains, à l’exception d’Élodie et (de) Bets, trainent le poids d’une faute » (p. 76).
Plus près de nous, et dans un décor plus moderne, Jean Muno met en scène sous le titre Personne (in Histoires singulières) le fantôme du malheureux Bassoulier ; celui-ci vient harceler un ancien condisciple, lui révélant que son « accident » mortel était en réalité un crime fomenté par sa femme et l’amant de celle-ci. Il n’y aura cependant pas réparation, car le condisciple renvoie lâchement Bassoulier à l’inexistence, tandis que les deux complices restent impunis : c’est donc une autre faute qui vient ici mettre fin à l’interférence, et non la rédemption tant espérée par le revenant. En ce qui concerne Simple alerte (Marcel Thiry), l’excessive dureté de Juliat provoque indirectement le décès de Vitaile, l’intrusion de la neige dans les bureaux du premier ayant valeur évidente de châtiment. Une courte nouvelle de Baronian, Un jour sans (1991), concentre à l’extrême ce schéma narratif. Antoine a étranglé jadis sa femme Brigitte avec un fil électrique ; or voici que, rentrant chez lui, il tombe nez à nez avec Brigitte vivante… Sous le choc, l’assassin tombe raide mort.
Jean Muno évoque dans Le gant de volupté (in Histoires singulières) une peccadille qui va s’amplifier jusqu’à l’horreur : sous la banquette d’un café désert, Peter trouve un gant de femme, lequel s’anime sous ses doigts et suscite des caresses mutuelles. Or, Peter est marié, et se trouve pris dans un engrenage amoureux qui finira tragiquement. La lumière noire, d’Ayguesparse, repose sur une donnée comparable : le héros s’est emparé d’une photographie qui ne lui appartient pas, et éprouve un « désir puissant » pour la jeune femme qui se détache dans l’encadrement d’une fenêtre ; c’est à ce moment qu’elle tourne la tête vers lui. Mais il dissimule à son épouse l’attirance inexplicable qu’il éprouve pour ce visage et qui le poussera à retrouver l’inconnue.
Des fautes introuvables ?
Certes, il n’est pas toujours aisé d’identifier la faute qui est à l’origine de l’histoire fantastique, car elle n’est pas toujours explicitée par le texte lui-même ; il revient alors au lecteur de la reconstituer. Prenons le cas du Psautier de Mayence. Selon l’Apocalypse, la Bête d’Épouvante évoquée par le révérend Leemans à la fin de la nouvelle est cet être terrifiant que, au dernier jour de la création, Dieu fera sortir de la mer pour châtier l’humanité de ses innombrables péchés ; c’est dans ceux-ci, incontestablement, qu’il faut voir le point de départ de l’interférence.
Le cas de l’histoire vampirique peut sembler plus problématique. C’est, nous l’avons noté, le personnage lui-même qui constitue l’interférence – soit mort/vivant, soit humain/animal, soit les deux – de sorte que, si faute il y a, elle est à rechercher à l’origine même de l’état de vampire. Les récits concernés ne sont guère explicites à ce sujet. Parfois, il est question d’une « malédiction » ancienne ou d’un « tare » mystérieuse, sans autre précision. En ce qui concerne le Dracula de Bram Stoker, celui-ci rappelle que son ancêtre le comte Vlad Dracul s’est rendu coupable en Transylvanie de nombreux crimes à l’égard de ses sujets. De son côté, la duchesse Opoltchenska de Jean Ray a tout organisé de son vivant pour « prolonger sa chienne de vie » au-delà de sa mort grâce au jeune sang des gardiens de cimetière ; ce faisant, elle a défié de façon sacrilège la grande loi de la mortalité humaine.
Dans la nouvelle de Jean Muno intitulée La chambre (1969), le héros prend en location l’appartement précédemment occupé par Yvette Channes, aujourd’hui décédée. Un soir, il entend, venus on ne sait d’où, les gémissements d’une inconnue qui se plaint du froid et supplie Yvette de lui rendre les couvertures, de ne pas ouvrir les fenêtres. « Je te demande pardon (…). Tu sais bien que je n’y suis pour rien ». Le récit s’achève sur la réapparition de Madame Channes. Contrairement au scénario dominant, la revenance n’est donc pas le fait de la seule victime mais aussi celui de la tourmenteuse, très probablement responsable du trépas de l’inconnue. Morte impunie, Yvette semble condamnée à hanter sans fin le lieu de ses méfaits et à ne jamais trouver le repos éternel ; exceptionnellement, l’interférence ici n’est donc pas « bouclée ».
Il faut attendre la dernière page de La musique de la nuit, de Gaston Compère, pour comprendre l’origine et la signification du long dialogue post-mortem qui occupe toute la nouvelle. Le héros était parti aux États-Unis pour une tournée musicale, laissant son amie Koethi dans leur ville allemande. Il devait l’épouser à son retour. Mais c’est pendant cette absence que Koethi fut violée par le compositeur Von Köln. « Cela avait été horrible. Elle s’était battue jusqu’aux limites de ses forces. Elle l’avait tué. Elle-même ensuite… » Le départ du héros à l’étranger pour raisons de carrière doit être interprété comme la cause du drame, dans la mesure où il laissait ainsi sans protection celle qu’il aimait.
Un genre très moral
On l’aura constaté, les fautes qui déclenchent l’interférence fantastique sont de divers registres et de gravité variable. Les plus considérables consistent en transgressions d’une loi sacrée, telle que le droit divin de vie et de mort sur les créatures. Ainsi le Docteur Cham, dans Le concerto pour Anne Queur, s’arroge-t-il un pouvoir surhumain en ressuscitant des morts qu’il a personnellement choisis ; digne émule du Frankenstein de Mary Shelley, il agit avec un orgueil qui condamne irrémédiablement son œuvre à un sort tragique. Les forfaits de l’oncle Cassave témoignent eux aussi d’une fameuse audace au détriment des Immortels, même si les dieux mythologiques et les anges paraissent des victimes plus modestes. De son côté, tentant d’assurer par le truchement du vampirisme son égoïste et éternelle survie, la duchesse Opoltchenska de Ray fait preuve d’un style assurément moins grandiose.
Il est manifeste que les nouvelles plus récentes relatent en général des crimes plus ordinaires. Il y a, bien entendu, l’homicide (Un jour sans, de Baronian), parfois passionnel (Personne, de Muno), avec cette différence que, dans le premier cas, la fin de l’interférence correspond au châtiment de l’assassin, alors que, dans le second, c’est la victime qui retourne définitivement au néant. Il y a l’écart conjugal, comme dans La lumière noire (Ayguesparse) ou Le gant de volupté (Muno) – auxquels on pourrait adjoindre La musique de la nuit (Compère), où cependant c’est plutôt la « négligence » du fiancé qui provoque la fin de son amie. Il y a aussi le comportement cruel, comme celui de Juliat dans Simple alerte de Thiry. Quasi bénigne, dans cet éventail, est l’omission du héros de Cérémonial nocturne (Owen), qui évite inhabituellement d’aller saluer son père.
Toutes les histoires fantastiques débutent-elles nécessairement par une faute, fût-elle implicite ? À l’évidence, le doute est permis. Dans Non-lieu (Owen), on ne voit pas de quoi le docteur Hortobagy a pu se rendre coupable pour devenir la victime d’un mortifère dédoublement de sa personne ; tout au plus est-il un personnage solitaire, sinon misanthrope, hanté par le souvenir d’une maitresse épileptique. Même perplexité devant L’ange de pierre (Baronian), ou encore La chaise, de Muno : l’apparition-disparition de l’objet aux yeux du seul héros ne dépend pas de quelque tare préalable de celui-ci, nonobstant son caractère très ombrageux. Quant au garçonnet victime de l’insecte extraterrestre (Où fleurit l’étranger), quel manquement ses parents ou lui-même – ou même l’ensemble des terriens – ont-ils pu commettre qui justifierait l’attaque ?
Or, si ces différentes nouvelles ne commencent pas par une faute perceptible, il faut reconnaitre qu’elles s’achèvent toutes sur un épilogue violent qui ressemble fort à une punition ou à une vengeance : Hortobagy poignardé par son double, le héros de Baronian métamorphosé en animal, le tourmenteur de la chaise encorné par celle-ci, la famille modèle épouvantée par le hors-norme. La même analyse pourrait sans difficulté être étendue à d’autres textes. Or, la logique narrative veut qu’il n’y ait pas de châtiment ou de malédiction sans faute préalable. Il faut donc postuler, à l’origine de telles histoires, l’existence d’une faille dont l’auteur ne souffle mot, dont il a fait en quelque sorte l’économie textuelle, mais qui est structurellement indispensable pour assurer la cohérence du récit.
On ne saurait donc en disconvenir : autant le schéma de l’interférence passagère et néfaste est omniprésent dans le récit fantastique, autant le rôle déclencheur de la Faute y est incontournable. Le genre baigne tout entier dans une atmosphère de culpabilité généralisée, se référant de façon permanente au manichéisme Bien/Mal qui irrigue profondément la culture des « fantastiqueurs ». Cette attache était déjà flagrante dans Le château d’Otrante (Horace Walpole), Les Mystères d’Udolpho (Ann Radcliffe), Le Moine (Matthew Gregory Lewis) et autres romans « gothiques », nourris par les thèmes du pouvoir usurpé, de la séquestration, de la captation d’héritage ou du sacrilège. À sa façon, et dès sa naissance à la fin du 18e siècle, la littérature fantastique moderne est à la fois un acte d’allégeance au système moral dominant et une exhibition hyperbolique de celui-ci, dénotant ainsi un projet de nature fondamentalement ironique.
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)