Jean RAY, Malpertuis, Histoire d’une maison fantastique, édition établie par Arnaud Huftier, postface de Jacques Carion et Joseph Duhamel, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 300 p., 10 €, ISBN : 978-2875684790
Pour les férus de fantastique, le nom Malpertuis est, tout comme celui de Ctulhu, synonyme d’épouvante. Chez les amateurs de « Nos Lettres » en général, le titre Malpertuis résonne comme un moment capital de l’histoire littéraire belge et se hisse au rang d’un classique. La définition, attribuée à Mark Twain, de cette catégorie d’ouvrages est connue : « un livre dont tout le monde parle et que personne n’a lu ». Et c’est sans doute le sort réservé depuis sa publication, au mitan de la Seconde Guerre mondiale, à ce roman-monstre, ardu, complexe, unique.
Jean Ray fait partie des auteurs que l’on pourrait qualifier de « clivants » parce qu’ils déclenchent soit des passions obsidionales, soit des réactions épidermiques et des rejets en bloc. Et, selon cette dichotomie, Malpertuis laissera maints de ses lecteurs sur le seuil. Non pas à cause de la mise en scène des personnages étrangement campés, très peu décrits au fond, mais dont on sait souvent, dès l’entame de la lecture, qu’ils sont des dieux incarnés – donc déchus (Malpertuis est sans doute l’intrigue la plus spoilée du patrimoine belge). Ni à cause de la sophistication narrative qui le caractérise, le roman offrant une illustration parfaite du récit-gigogne, où pas moins de sept strates narratives se voient marquetées par le noble artisan Jean Ray !
Mais Malpertuis restera inaccessible à qui n’adhère pas d’emblée à son style, oscillant entre grandiloquence dans l’expression de l’horreur, bonhomie dans certains propos des protagonistes comme des narrateurs, licence poétique et symbolisme expressif à effets, tension typique de la veine gothique, noirceur ghelderodienne, etc. Puis il y a cette patronymie fantasque, galerie de masques dont les sonorités bizarres doublent le grotesque de ceux qui les portent : Philarète, Cassave, l’abbé Doucedame, les Griboin, Mandrix, Tchiek, Monsieur Linkendorff, le Docteur Sambucque, Piekenbott, que voici flanqués d’Élodie, d’Éléonore Cormélon, de Jean-Jacques Grandsire raccourci en « Jiji »… On passe sans solution de continuité de traditions en références, avec ces noms farfelus qui fleurent tantôt le cierge blasonné « IHS », la Flandre rurale, le roman du 18e, le feuilleton rocambolesque, quand ce n’est le jeu de Cluedo. Pour évoluer donc dans cette grande œuvre de vision, le lecteur discerne mal a priori les profils des entités en présence.
Il ne faut cependant pas s’arrêter à l’irritation, ou à la simple désorientation, que peut provoquer cet aspect carnavalesque. Malpertuis reste un monument, parce qu’il offre justement cette pluralité (inépuisable ?) de lectures, ces entrées multiples (innombrables ?) qui sont le propres des grandes œuvres. Dans la rue qui commence avec les ruines de la Maison Usher, se poursuit avec les sept pignons de Hawthorne et le raidillon vers le doux nid de Norman Bates, puis se termine avec les murs pleurant le sang d’Amityville, Malpertuis occupe en effet une place des plus imposantes parmi les bâtisses faites de papier et de fantasmes que conçurent les fantastiqueurs de talent.
Celle-ci peut se visiter en curieux, façon touriste, au rythme des frayeurs apprises et calibrées, le temps d’un parcours sur mesure dans un château hanté. C’est sans doute la moins enrichissante des expériences, mais au moins on en ressort informé. « C’était donc cela, Malpertuis, c’est vrai qu’il y fait caillant… » Il est sans doute plus palpitant d’y faire irruption nuitamment, à la seule lueur de la pleine lune, en pur rôdeur friand d’effractions. Là, les lambris se mettront à murmurer dans des langues inconnues, les portraits à vous suivre des yeux sans aménité, les pierres à suinter l’angoisse. On mesurera alors toute la parenté de climat, oppressant et culminant dans la révélation d’une horreur forcément « innommable », avec l’univers glauque d’un Lovecraft (moins souvent évoqué que Poe comme esprit cousin de Jean Ray). On appréciera surtout le brio atteint par le Maître Jean Ray dans certaines pages qui scintillent d’un noir éclat, comme autant de petits chefs-d’œuvre, en termes d’atmosphère.
Si la dimension de l’espace est évidemment chamboulée tout au long de ce texte particulièrement accidenté, il permet aussi un voyage dans une temporalité parallèle, celle du mythe, dont l’éternité n’est que coprésence de Figures infiniment renaissantes en chacun de nous. Le chemin tracé par Ray est sinueux mais, comme dans ces schémas de physique quantique ou les labyrinthes optiques du peintre Escher, la ligne droite n’est pas forcément la meilleure voie à suivre pour parvenir aux pieds du Dieu Terme. Il faut parfois plisser la chronologie pour mieux en saisir l’essence.
À ce propos, rappelons que l’année de parution de l’ouvrage, 1943, le définit à elle seule comme un marqueur du siècle. Dans la somme Jean Ray, l’alchimie du mystère (Encrage, 2010, 770 pages très serrées), Arnaud Huftier rappelait le contexte éditorial dans lequel s’inscrivait la parution de Malpertuis – fermeture, exigée par l’occupant, de la frontière belge à toute pénétration de la littérature française ; recentrement des écrivains belges sur une identité littéraire encore à définir mais fantasmée comme déjà homogène, et pure ; ouverture à un fantastique inédit parce que potentialisé par les circonstances historiques et transgressif par rapport aux codes originels du réalisme magique, etc.
À la sonder jusqu’en ses soubassements intimes, Malpertuis se révèle un piège à dimension de mythe – ou l’inverse ; un portail béant sur autant de mondes affolants, un huis apert devant lequel quiconque éprouve le même frisson : « Je sens qu’une mystérieuse et impérieuse volonté me pousse… ».
Frédéric Saenen