Les noces d’Eros et de Polis


Jacques DUBOIS (dir.), Sexe et pouvoir dans la prose française contemporaine, Presses universitaires de Liège, coll. « Situations », 224 p., 24,30 €

cfdJacques Dubois, professeur émérite à l’Université de Liège, homme de culture et de littérature, a réuni autour de lui une belle équipe de chercheur.e.s pour traverser, de Marcel Proust à Emmanuel Carrère, la littérature française des vingtième et (déjà) vingt-et-unième siècles autour d’un double thème, particulièrement fécond : l’érotique et le politique. Deux termes qu’on préférera à ceux du titre, Sexe et pouvoir, car si ceux-ci sont plus racoleurs (pornographiques), ils s’avèrent moins riches d’ouvertures, de dialectiques, de jeux, de possibilités romanesques (donc critiques).

Comme le rappelle Jacques Dubois dans l’introduction, À la recherche du temps perdu inaugure une redistribution des « cartes de l’érotique et du politique ». Au fur et à mesure des années et des romans, l’accent se déporte sur la vie des corps. « L’écriture y gagne en rudesse. Tout y est si bien érotique (en clair) et si bien politique (en plus voilé) que les auteurs du passé n’y retrouveraient plus les leurs ». Avec La recherche, commencent à se nouer des relations inédites : « Le dreyfusisme secret ou avoué, semble lié, de manière directe ou indirecte, à des choix amoureux, voire à des préférences sexuelles » (Karen Haddad). Chez les surréalistes, si dans La Liberté ou l’Amour !, Robert Desnos, fait « comme parler le corps et son langage » (Pascal Durand), Louis Aragon, d’une écriture hybride, oppose le Con d’Irène, « emblème de l’infini dans ce qu’il a de plus fini » à la société bourgeoise et à sa sexualité (Jean-Pierre Bertrand). Par la suite, il changera de style pour le réalisme socialiste, Les cloches de Bâle servant d’œuvre de passage mais aussi de rêve ou d’anticipation à une réconciliation possible d’Eros et de Polis (Laure Depretto).

Comme la première moitié du vingtième siècle a été particulièrement touchée par les conflits guerriers, l’ouvrage, très logiquement, retient des écrivains dont la vie et/ou l’œuvre ont flirté avec la chair et le canon. Il redynamise, rectifie, réajuste ce que parfois l’histoire (littéraire) a figé, même (et peut-être surtout) concernant Pierre Drieu La Rochelle. Dans ses romans, montre Matthieu Vernet, l’auteur n’a cessé d’épaissir le récit du vécu de ses commentaires, de ses affabulations, de tourner et retourner en tous sens les possibilités de choix entre l’action politique et le sexe : l’érotique et l’héroïque seraient intimement, dramatiquement liés. Dans Le Bleu du ciel que Georges Bataille écrivit en 1935 mais ne publia qu’en 1957, la conjonction « entre la passion amoureuse (et sa quête d’abjection) et le sacrifice révolutionnaire » n’est pas plus évidente au point de se révéler catastrophique (Dominique Rabaté). Jean Genet, lui, n’a pas eu de projet révolutionnaire mais a plutôt cherché la mise en écriture d’une « subversion [qui] repose sur une logique de la perversion » (Benoît Denis). C’est ainsi que la trahison de la patrie peut n’être qu’une forme paradoxale de l’amour éprouvé à son égard.

On peut regretter que le choix des auteur.e.s abordé.e.s reproduise la domination masculine et conforte l’idée que la littérature est une affaire d’hommes quand il s’agit de sexe et de pouvoir. On ne compte que trois écrivaines pour douze écrivains : Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Annie Ernaux. Trois écrivaines étudiées par des femmes : Jeannine Paque, Danielle Bajomée, Maya Lavault. Le trouble n’a pas encore atteint le genre universitaire. Pourtant les trois œuvres retenues ouvrent le champ des possibles, du changement. Dans Les Mandarins, Anne, qui ressemble par de nombreux traits à Simone de Beauvoir, vit parmi des intellectuels, dans « le corps social ». Elle cherche, avant tout, dans une « déclaration féministe » à dire le droit d’aimer, « l’animalité de la relation sexuelle, l’amour qui la transcende et surtout la dimension de la liberté qui la rend fascinante » (Jeannine Paque). Annie Ernaux, quant à elle, dans Les Années, tente de se dissoudre tout entière dans l’écriture pour dire le corps (érotique et politique) et le collectif, de construire une singularité dans le discours dominant. La dissolution est plus absolue encore dans L’Eté 80 de Marguerite Duras, puisqu’elle entraîne l’amour et le monde à leur perte. Pour Marguerite Duras, tout est déjà perdu. Tout devenir est un « devenir passé » (Danielle Bajomée).

Si ces études découvrent comment les noces de l’érotique et du politique sont particulièrement productives de sens, elles dévoilent aussi comment elles travaillent les formes en profondeur. Pour dire le sexe et le pouvoir, les écrivain.e.s doivent imaginer des stratégies d’énonciation adéquates, nouvelles, quitte à mettre le cul par-dessus la tête, ce qui n’est pas pour déplaire…

Michel ZUMKIR