Jean Muno, l’ironie en bandoulière

Isabelle MOREELS, Jean Muno. La subversion souriante de l’ironie, 2015, Bruxelles, Peter Lang, 418 p., 48 € 

munoC’est avec l’ironie pour fil conducteur qu’Isabelle Moreels étudie en profondeur l’œuvre de Jean Muno dans son essai Jean Muno. La subversion souriante de l’ironie. Un choix qui semble aller de soi, tant cette liberté moqueuse, discrètement rebelle, de regard et de ton imprègne les romans, contes et nouvelles de l’écrivain qui nous a quittés trop tôt, et nous manque.

Elle en repère les premières traces dans la pièce radiophonique restée inédite Un petit homme seul (1950), texte fondateur, et l’analyse de livre en livre jusqu’au dernier roman, Jeu de rôles, paru en 1988, quelques semaines après la mort de Jean Muno.

Ce petit homme seul, effacé, timoré, mais qui oppose au monde une intime résistance tranquille, personnage inséparable de toute l’œuvre, se nomme ici René Rolet. Romancier en herbe, cherchant l’inspiration, lové dans une existence étriquée et monotone comme dans un refuge, il n’est rangé qu’en apparence, et rêve d’évasions audacieuses, de séduisantes transgressions.

Après quatre pièces radiophoniques, visant à toucher un vaste public, Muno aborde le roman avec Le baptême de la ligne (1955), puis Saint-Bedon (1958), qu’il qualifie de « drôles », et qui, gentiment narquois, penchent même vers le burlesque.

Plus incisive, sous un voile de mélancolie, dans L’hipparion (1962), fable douce- amère autour d’un instituteur retraité qui croit sortir enfin de l’ombre, prendre une glorieuse revanche sur « la vieillesse, l’isolement, la médiocrité », mais verra ses illusions bafouées, ridiculisées, l’ironie se fait acerbe, agressive dans Ripple-Marks (1976).

Culmine, s’épanouit, rayonne dans l’irrésistible Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982), où se mêlent la verve, l’émotion, la férocité et l’humour.

On en reconnaît l’empreinte dans les recueils de contes et nouvelles, parmi lesquels on retiendra surtout Histoires singulières (1979) et Histoires griffues (1985), où s’affirme le goût de Muno pour la veine fantastique.

Isabelle Moreels distingue trois catégories d’ironie (diégétique, énonciative et métanarrative), à partir desquelles elle analyse rigoureusement l’œuvre. Scrute minutieusement les formes sous lesquelles se glisse l’ironie. Soulignant, par exemple, l’emploi ironique des caractères italiques et des majuscules. Épinglant les comparaisons et métaphores ironiques. Ou encore les fragments de discours indirect libre du personnage, en décalage cocasse avec les propos du narrateur.

Elle cerne les quatre cibles principales des flèches ironiques de l’écrivain : le cadre familial austère, rigide (de son vrai nom Robert Burniaux, il est le fils de l’auteur Constant Burniaux, portraituré dans Histoire exécrable d’un héros brabançon sous les traits de M. Clauzius, aux côtés de l’autoritaire Clauzia) ; le milieu littéraire vaniteux, cultivant un français académique pour se rehausser vis-à-vis des lettrés de l’Hexagone ; le monde enseignant pareillement imbu de lui-même, en réalité sclérosé ; l’identité belge, sur laquelle il s’interroge à l’occasion d’entretiens. « Il m’a fallu un itinéraire pour me dire que j’étais belge, que mon expérience était ici, que j’étais marqué par la Belgique. » Ou dans la carte blanche qu’il publie dans le journal Le Soir du 31 décembre 1980 sous le titre J’habite Malaise, Belgique (traduction de Maleizen, à la périphérie de Bruxelles, où il s’est installé en 1957) : on l’y voit solidaire de ses voisins francophones mais éprouvant affinités et sympathie pour ses concitoyens flamands. Il renvoyait dos à dos  « francophonissimes » et flamingants, défendait un alliage culturel précieux et déplorait le processus de fédéralisation de son pays.

Son rêve d’écrivain, Jean Muno le confiait à Frank Andriat en 1979 : « écrire un livre limpide en surface, mais qui se révélerait à la relecture d’une troublante profondeur. Un livre-piège, à niveaux multiples, du plus simple au plus compliqué, inépuisable. »

Il n’en a jamais fait mystère : « Je pars de ma propre expérience, je ne peux écrire que sur des choses profondément ressenties. » « Je figure dans la plupart de mes livres, souvent au premier plan, mais avec mes incertitudes, mes contradictions, mes ratures et mes ratages. »

En filigrane se dessine donc très tôt l’idée d’écrire le récit de sa vie. Dans une lettre à Jacques-Gérard Linze, datée de 1987, alors qu’il est plongé dans ses nouvelles fantastiques Histoires singulières, il raconte : « je prends des notes pour un roman que je voudrais écrire, une sorte d’autobiographie-fiction, où je compte m’offrir le luxe rare d’être à la fois le témoin de ma conception et de ma naissance et celui, toujours aussi intéressé, de mon trépas dans la Belgique fédérale de demain. »

Ce sera Histoire exécrable d’un héros brabançon, qu’il qualifie de « parodie de l’autobiographie », « satire de l’autobiographie », un genre qui l’a toujours hanté mais que, paradoxalement, il détestait, en ce qu’il peut avoir « de complaisant, d’autojustification plus ou mois déguisée, de mise en place d’un personnage ». Rien de tel, bien entendu, dans ce récit frondeur, coloré, bruissant de vie, pétri d’humour et d’auto-ironie, qui refuse de se prendre au sérieux et traite à sa manière toute personnelle l’«écriture du moi». En marge, comme toujours…!

Ayant eu accès, grâce à la veuve et aux enfants de l’écrivain, à ses archives littéraires, Isabelle Moreels nous livre des notes de sa main, de lecture notamment. Il recopie volontiers des citations telle l’exclamation de Proudhon : « Ironie, vraie liberté ! » Ou encore : « le rire est bien, aujourd’hui, comme le définissait Robert Escarpit, « une sorte de philosophie de la vie », un art de vivre ou de survivre, sur fond de lucidité et d’illusions quelque peu perdues. »

Au terme de ce parcours dense, scrupuleux, de « l’univers diégétique créé par J. Muno » (probablement sans qu’il s’en doutât !), on en regrettera le ton savant, émaillé de mots rares (hypallage, taxonomie, idiolecte, métalepses narratives…), qui semble si loin de l’écrivain. Étranger à sa langue claire et concise, à son art de concilier profondeur et légèreté, gravité et fantaisie.

Et la part quelquefois démesurée des références détaillées aux nombreux « supports théoriques » de l’étude menée par Isabelle Moreels, qui vire au traité sur l’ironie, de sa philosophie à sa poétique, la parodie, l’intertextualité… qui risquerait d’ensevelir le « héros brabançon ». N’était sa souriante, tranquille mais indéfectible résistance.

Francine GHYSEN

♦ Lire un extrait proposé par les éditions Peter Lang