André Dartevelle, du silence familial à la mise en images de la parole

André DARTEVELLE, Si je meurs un soir. Mémoires, Cuesmes, Éditions du Cerisier, coll. « Place publique », 2016, 277 p., 16€

André Dartevelle fut un grand reporter de télévision, ainsi que l’auteur fécond de nombreux documentaires historiques et artistiques. En 2014, il présentait ses derniers films, consacrés aux massacres de civils perpétrés par l’armée allemande en août 1914 à Dinant et en Ardenne. Atteint d’un cancer, il manifesta jusqu’au bout la ténacité et la créativité qui le faisaient vivre en parvenant à terminer ses mémoires, aujourd’hui publiés au Cerisier sous le titre Si je meurs un soir.

 Fils d’un universitaire spécialiste de la civilisation congolaise, André Dartevelle, né en 1944, passa ses premières années en Afrique. En 1950, la famille regagna la Belgique et s’installa dans une villa familiale à Watermael-Boisfort. A son retour, André fut confié à sa grand-mère maternelle, Léontine. Celle-ci était accablée par la perte de son mari :

Léontine était taiseuse et moi aussi, écrit Dartevelle. J’ai appris le silence avec un être aimé. Je regardais ses gestes dans la cuisine, son espace de relégation […] Parfois elle arrêtait tout et s’asseyait sur une chaise, avec son tablier à fleurs, immobile, rêveuse. La guerre lui avait pris son Hadelin et l’a rendue muette. Sans lui, sans son village et sa tribu, c’était l’exil. Une solitude infinie. (p. 19)

Un autre drame se profile : en 1956, son père, qu’il connaît peu, meurt brutalement, approfondissant la brèche silencieuse qui caractérise son enfance. Sa scolarité fut peu gratifiante. Jusqu’au secondaire, l’école ne lui apportera pas grand-chose, hormis le goût de la lecture et l’intérêt pour la peinture et le cinéma. Pour ses études supérieures, il hésitera entre le cinéma et l’histoire, avant de choisir cette dernière avec l’objectif de comprendre les tumultes de son siècle. Malheureusement, une longue période de dépression vint interrompre ses études dès la deuxième candidature, lui laissant la possibilité de s’instruire par la lecture.

Spectateur actif du mai 68 belge, durant lequel il rencontre sa première épouse, il se rapproche de l’extrême gauche, puis s’oriente progressivement vers le journalisme, entrant à la radio par la petite porte : après avoir un peu tâté de la presse écrite, il présente les journaux parlés de l’aube et de la nuit. Il trace de ses années de radio à la Place Flagey et de ses collègues, jeunes et anciens, un tableau plein d’humour et d’émotion. Ensuite, l’audacieux Josy Dubié l’accueille dans l’équipe du magazine Neuf millions neuf en 1974 : c’est le reportage Une journée d’elles, consacré à des femmes françaises qui gagnent les Pays-Bas en bus pour interrompre une grossesse non désirée, qui lui sert de sésame pour devenir grand reporter.

Les années septante constitueront pour lui une période très féconde : appuyé par des producteurs ouverts et créatifs, comme Josy Dubié, Émile Henceval et Henri Mordant, il réalisera pour Neuf millions neuf et À suivre, jusqu’en 1979, un nombre impressionnant de reportages très variés, parfois fort risqués, comme sur la guerre du Liban et le problème palestinien. Il traitera aussi bien de la transition démocratique en Espagne[1], du terrorisme basque, que de la lutte pour dépénaliser l’IVG ou des occupations d’entreprises belges menacées de fermeture à la suite du premier choc pétrolier. Sur ce plan, Dartevelle a mené à bien au fil du temps une série de reportages qu’il nomme le « Cycle de la parole ouvrière »[2].

Dès la fin des années 80, André Dartevelle a pu mettre à profit l’expérience de cinéma direct qu’il a développée à la télévision, après d’autres comme Pierre Manuel et Jean-Jacques Péché, pour expérimenter une approche de cinéma documentaire à part entière qui va l’occuper jusqu’à la fin de sa carrière. Après avoir longtemps filmé l’actualité brûlante et ses acteurs engagés, il entreprend alors de réaliser des films de réflexion qui sont des sortes d’essais en image, dans le meilleur sens du terme, sur les deux guerres mondiales (Seuls restent les arbres, 2 X 52 min., 1990 ; Marcourt ou la mémoire secrète, 60 min., 1992 ; Trois journées d’août 1914, 200 min., 2014), l’urbanisme et l’architecture (Bruxelles Requiem, 75 min., 1994 ; La maison du peuple de Victor Horta, 79 min., 1996 ; Dupuis Jacques, architecte belge, 60 min., 2001) et sur des parcours artistiques (Singulier voyage entre l’œil et l’oreille, 30 min., 2001[3] ; Vie privée, Marianne Berenhout. Trente ans de sculpture, 30 min., 2002).

À travers son cinéma, Dartevelle jouait sa vie :

Dans plusieurs films, j’ai investi la charge des émotions qui m’ont marqué profondément tout au long de ma vie, écrit-il. De mes émotions sont nés des films, des essais de langage qui m’ont permis de faire reculer ce manque à parler qui si souvent m’a coupé des autres. Je voulais combler ce déficit sous peine d’être réduit au silence et au néant. De mes émotions marquantes, j’ai fait le fondement d’une culture, j’étais poussé à les dire, à les partager. (p. 142-143)

À côté d’une réflexion approfondie sur ses propres films, le livre d’André Dartevelle fourmille d’anecdotes, de portraits, d’hommages amicaux et de critiques parfois acerbes concernant les très nombreuses/-eux collègues et dirigeant-e-s qu’il a côtoyé-e-s au fil de sa longue carrière à la télévision. Cette histoire de première main, certes très subjective, mais jamais mesquine, ne constitue pas le moindre charme de ses mémoires. Il en ressort l’image d’un homme passionné, peut-être au-delà du raisonnable, par son travail, solitaire par tempérament, mais d’une nature généreuse, qui a réussi au fil du temps à constituer des équipes de tournage cohérentes, efficaces et surtout talentueuses. Et à construire une œuvre foisonnante et engagée.

                                                                                     René BEGON

[1] C’est dans un de ses reportages que Santiago Carrillo, le chef du PC espagnol, a annoncé qu’il renonçait à imposer la dictature du prolétariat et allait jouer le jeu démocratique.

[2] Bon nombre de ces reportages sont visibles sur le remarquable site de la Sonuma (société chargée de numériser les archives de la RTBF) : http://www.sonuma.be/search/site/andr%C3%A9%20Dartevelle?f[0]=im_field_filtrespersonnes%3A151

[3] Sur le compositeur Baudouin Oosterlynck.