Cernes de famille

Chantal DELTENRE, La Forêt Mémoire, maelstrÖm, 2016, 110 p., 12 €

deltenreComment imbrique-t-on dans sa mémoire les souvenirs, doux ou douloureux ? Comment faire pour qu’ils se transfigurent, se floutent et ne nous digèrent pas tout cru ?
Dans La Forêt-Mémoire, la narratrice, encore enfant, a planté à son seul usage une canopée sensible imaginaire. Au plus profond, comme dans autant de boules à neige, elle peut à loisir éteindre ou animer les scènes qu’elle a vécues : Grande, la mamy aimante, en train de raccommoder un chandail. Grand, le pépé communiste, feuilletant Le Drapeau Rouge en quête d’une nouvelle manif où il l’emmènerait. La Ducasse d’Ath et ses Géants au dernier week-end d’août, les bords de la Dendre et la statue de Saint Antoine, qui veille sur la plus jeune occupante de la maisonnée. Il reste malgré tout des paysages qui grésillent bien trop à son goût, sous tension ou au mieux, vidés de tout lien. Des moments qu’elle ne maîtrise guère: tous ceux où apparaissaient ses parents, mariés très jeunes et comme encombrés de leur progéniture.Le jour où, devenue adulte et ayant quitté depuis longtemps le Hainaut, elle apprend le décès très brutal de son père, cette figure querelleuse, travestie et mal dans sa peau d’homme mais avant tout absente, il lui faudra –au-delà de ce creux abyssal – malgré tout entamer un épineux travail de deuil. Lors d’un atelier des patrimoines dans une classe multiculturelle d’enfants migrants, tandis qu’elle fait prendre conscience à Paola, Abbas ou Jacques des lignes de force qui soudent émotionnellement leur terre de naissance et leur terre d’accueil, elle appréhendera puis traversera les strates les plus sombres de sa propre enfance et ses recoins enfouis, ceux où il est arrivé que cet Ogre, ce père tueur de taupes pose des gestes tendres.
Dans ce récit qui doit autant à l’onirisme contrasté des contes qu’à son cursus d’ethnologue – les scènes de classe sont de celles qui nous donneraient foi en l’humain – Chantal Deltenre tord le cou au manichéisme, s’insère avec finesse et souffle dans les failles de patrimoine d’une petite fille pour mieux la tisser femme capable de dompter mots, images et peurs. Pour finalement doter cette arpenteuse de plus solides repaires /re-pères.

Anne-Lise REMACLE