Arnaud DELCORTE, Le piégeur de jours, Ruptures, 2015, 172 p. ISBN : 9997088026
Un jour, peut-être, je reverrai tout le classement de ma bibliothèque de littérature belge. Y regrouperai dans un coin les ouvrages traitant du Grand Nord. Dans un autre, ceux déclarant leur amour pour le Sud, l’Italie, la lumière solaire. Dans un autre encore, on trouvera, à coup sûr, ceux relatifs à l’Afrique des grands lacs. C’est que, mine de rien, la tragédie congolaise, le génocide rwandais, insistent, suscitent régulièrement, dans nos lettres, des œuvres fortes et diverses, relevant de tous les genres. Tout récemment encore, Alain Huart nous donnait à lire Kivu, l’espoir, un roman choral. Les poètes Marc Dugardin et Nicolas Grégoire nous livraient, quant à eux, des recueils où, l’un et l’autre, étaient comme à l’affût des traces et des impacts encore actuellement visibles du génocide. La pièce Mission, de David Van Reybrouck, nous bouleversait autant que l’avait fait, à l’époque, Rwanda 94, du Groupov.
Pour sûr, Le piégeur de jours tiendrait, dans cette partie de bibliothèque, une place très singulière. C’est qu’à l’inverse de la plupart des œuvres citées ci-dessus, le roman d’Arnaud Delcorte ne cherche pas vraiment à comprendre, à faire sentir, comment la mécanique génocidaire s’est déployée, comment elle a ravagé et ravage encore les corps et les cœurs. Certes, ces ravages sont bien présents mais ils ne constituent pas l’essentiel, le cœur du récit, dirait-on. C’est que le parti-pris de Delcorte n’est pas de nous raconter le Rwanda mais de suivre une trajectoire, la destinée d’un homme, invisible parmi les invisibles, échoué ici, dans nos rues, couchant à même le sol, sous d’infâmes couvertures, dans les parcs et les jardins publics de Bruxelles.
Cela se lit très vite. Avance par petits bonds dans le temps. Revenant sur le passé. Repartant sur le présent. Retournant à nouveau en arrière. Revenant, dans des scènes précises, ultra courtes, écrites au scalpel, au plus proche des sensations, sur l’enfance bafouée, la traversée de l’époque génocidaire, la fuite en camion, les amours en Égypte, la nécessité de rester invisible, de se planquer, de ne surtout pas être remarqué.
Le livre de Delcorte aurait pu se contenter d’être un « simple » portrait. Celui d’un « migrant », dirait-on aujourd’hui, celui d’un homme au destin terrible, vivant la peur au ventre, manquant à plusieurs reprises de se faire violer, parce que son cul est balancé comme celui d’une fille, mais Delcorte reste Delcorte : impossible, pour lui, je parie, d’écrire sans compassion, sans qu’à chaque ligne transpire son amour de l’humanité. Sa confiance absolue dans l’amour, le rapprochement sincère des êtres. Sans aucun fard, calcul ou dessous de table. Sa conviction, dans le fond, que l’amour nous sauvera de la misère, dirait-on.
Il y a quelque chose du vieux sage bouddhiste, chez Delcorte. Cela se lit dans ce roman comme dans ses recueils de poèmes. L’art de Delcorte est un art du regard. Une façon de regarder le monde. De porter attention à ce qui s’y passe. De ne plus laisser notre œil « glisser » sur les choses et les êtres qui nous entourent. De faire en sorte, dans le fond, que les invisibles deviennent soudainement visibles. Aimés pour ce qu’ils sont.
Dans Le piégeur de jours, cela se concrétise dans la rencontre finale, ici, à Bruxelles, entre l’homme au chien et l’exilé sans abri. Cela se termine dans une chambre, dans un appartement. Dans une espèce de reconnaissance mutuelle. Dans un moment de paix et d’apaisement soudainement possible.
Livre étrange que celui-ci. Nous faisant passer, sans tambour ni trompette, de la réalité la plus crue aux anciens contes et légendes rwandais. De la violence la plus extrême à la douceur la plus suave. De la désolation aux élans du cœur. Un livre, en somme, moins fait pour comprendre le monde, la furie des Grands Lacs, que pour se frotter à la vision singulière de l’auteur sur l’humanité.
Vincent Tholomé