Créer en postcolonie. 2010-2015, Voix et dissidences belgo-congolaises, volume édité sous la direction de Sarah DEMART et Gia ABRASSART, Bruxelles, coédition Africalia et Bozar Books, 2016, 330 p., 14,90 € ISBN : 9789074816496
Depuis plusieurs années, les recherches scientifiques et les projets muséographiques consacrés aux relations entre les pays européens et leurs anciennes colonies africaines ont pris un nouvel essor. En témoigne ce volume de textes et d’images, recueillant des interventions de chercheurs et de plasticiens, belges et congolais, entre 2010 et 2015.
Impossible en quelques lignes de résumer toutes les problématiques que soulève ce livre de plus de trois cents pages, où s’exprime une multiplicité de points de vue. Mais où se lit de manière sous-jacente une question récurrente : comment se situer encore et toujours, face à l’héritage colonial, sans hypocrisies, dénis ou faux-fuyants ?
Si Tintin au Congo reste l’emblème le plus frappant, contestable et contesté, de la vision colonisatrice de la Belgique des années 1930, l’enchevêtrement si complexe des histoires de la Belgique et du Congo – devenu zaïrois sous Mobutu Sese Seko, puis à nouveau congolais sous le règne des Kabila père et fils – ne manque pas d’autres exemples où la création artistique a, tant bien que mal, au gré des circonstances sociales, culturelles et surtout politiques, durant plusieurs décennies, tenté de se frayer un chemin. L’un des artistes congolais les plus connus en Europe, Cheri Samba, l’a souvent démontré dans ses peintures à multiples lectures : la tâche des créateurs artistiques est ardue, que l’on soit né du côté de l’ancienne puissance colonisatrice, du côté de l’ex-colonie, mais également du côté des Belges d’origine congolaise, qui n’ont connu que la Belgique, ou encore des Belgo-Congolais, issus de mariages mixtes souvent peu appréciés…
Une diaspora congolaise toujours trop peu visible
En 2010, la Belgique a commémoré avec faste le cinquantenaire de l’indépendance du Congo mais, fait remarquer Sarah Demart, chercheuse à l’ULg et à la KUL sur les enjeux postcoloniaux, et l’une des éditrices de ce volume, « force est de constater que la diaspora congolaise, installée depuis 1960 en Belgique, s’est globalement sentie peu associée à cette vague commémorative. (…) » Et l’auteur de faire remarquer l’absence interpellante d’inclusion et de visibilité de cette diaspora au sein des institutions académiques et culturelles belges : « Malgré un développement incontestable de la recherche sur la présence congolaise et la condition noire en Belgique depuis le début des années 2000, les Congolais et, par extension, les Afro-descendants, sont absents des représentations collectives et des études portant sur la migration et le multiculturel. »
Ainsi est née l’idée, d’abord d’un colloque en 2013, et ensuite d’un livre qui, s’il ouvre des champs très larges à la création artistique et culturelle, se limite volontairement à une période contemporaine précise, celle des années 2010 à 2015. Cette tranche temporelle est prise comme un terrain d’exploration anthropo-sociologique par de multiples acteurs, chercheurs et créateurs. Les domaines abordés dévoilent aussi bien l’histoire des musiques congolaises actuelles et passées que la présence du photographe plasticien Sammy Baloji au pavillon belge de la Biennale de Venise, évoquent un film collectif, expérimental et documentaire sur l’indépendance tel que Lobi(/Hier/Demain), l’écriture pratiquée par In Koli Jean Bofane, réfugié en Belgique depuis 1991, ou encore la manière dont certains artistes, tels le sculpteur Aimé Mpane ou le peintre Papy Ekenge, tentent de renverser les stéréotypes sur l’exotisme africain, qu‘il soit politique ou sexuel. Et des auteurs (ou journalistes…) belges qui se sont récemment penchés sur le passé du Congo, tel le néerlandophone David Van Reybrouck et son magistral Congo, une histoire (Actes Sud, 2012, prix Médicis) font l’objet d’analyses parfois sévères, où sont pointées du doigt de « fausses représentations » de l’histoire plus récente du Congo et de la décolonisation.
Quel rôle pour le Musée royal de l’Afrique centrale ?
Toutefois, à travers ce livre où les formes d’expressions (entretiens, témoignages, essais, iconographie de qualité) varient autant que les domaines envisagés, l’une des questions les plus sensibles reste celle de la fonction et du rôle que jouera, après sa réouverture, le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. Au sein même de la diaspora congolaise en Belgique, les avis sont partagés, selon les générations mais également les parcours personnels. Pour l’historien d’art et plasticien Toma Muteba Luntumbue, on devra à Tervuren se passer de concepts tels que « histoire partagée » ou « lieu de mémoire », et éviter des grilles de lectures idéologiques qui gommeraient « l’une des faces les plus sinistres de l’entreprise coloniale belge », le génocide commis à l’encontre de millions de Congolais sous le règne de Léopold II.
Pour l’anthropologue Bambi Ceuppens, qui travaille au Musée et y a monté plusieurs projets avec des artistes et membres de la diaspora, l’institution ne surmontera ces écueils que si les acteurs congolais eux-mêmes « colonisent » le lieu, notamment par la mise en lumière de leur propre culture vivante. Mais il ne peut non plus devenir une nouvelle « réserve culturelle » congolaise, qui ne ferait que marginaliser à nouveau ses membres et les riches collections d’objets ethnographiques. On le voit, les marges de manœuvre sont étroites, et ce livre (im)pertinent, abondamment documenté, a le grand mérite d’apporter des réflexions et commentaires dont notre société postcoloniale ne pourra plus faire l’économie.
Pierre Malherbe