« C’est le premier matin du monde… »

Charles VAN LERBERGHE, La Chanson d’Ève, préf. et biblio. de Marie Dossin, Palimpseste, 2017, 140 p., 14€, ISBN : 978-2-915892-21-5

van lerbergheDifficile de revenir en quelques lignes seulement sur cette œuvre maîtresse de la littérature symboliste. D’emblée, évacuons rapidement la question de la mise en page du livre et la facture plutôt grossière de cette réédition où ni la typographie, ni le choix du papier ni même la brochure ne résisteront très longtemps aux ravages du temps. Sans doute ce petit bijou de la poésie belge aurait-il mérité plus bel écrin. Soit ! Heureusement, le texte demeure lui bien présent depuis sa première publication au Mercure de France en 1904.

Plus intéressante, malgré les coquilles, est la préface que nous propose Marie Dossin à qui l’on doit notamment une édition des lettres de Mockel à Fontainas entre 1896 et 1914. Elle parvient, en quelques pages, à replacer l’œuvre dans son contexte tout en revenant sur certaines interprétations essentielles à la compréhension du recueil. De même, Marie Dossin n’oublie pas le rôle capital joué par Albert Mockel qui favorisa, grâce à ses relations à Paris, la parution du recueil. Construit comme une vaste partition alternant vers libres ou alexandrins, le recueil semble baigné dans le sfumato d’un songe inépuisable où Ève, seule personnage de cette épique rêverie, peut-être d’ailleurs l’âme double du poète, évolue parmi les anges et les sirènes. L’auteure de la préface insiste sur le caractère panthéiste de l’œuvre en montrant que si le récit biblique donne l’impulsion au texte, celui-ci s’en détache rapidement pour s’ouvrir à d’autres traditions, païennes cette fois, qui mettent en lumière la puissance d’une nature omniprésente et fabuleuse où les Faunes et les Nymphes ont encore leur mot à dire. En tout cas, une nature plus sacrément peuplée que le pauvre jardin d’Eden.

La référence à Nietzsche, dans la phrase d’exergue qui ouvre l’avant-dernière partie intitulée La Faute, n’est sans doute pas anodine et montre à quel point le Dieu de la Genèse occupe bien peu de place dans cette rêverie antédiluvienne. Au point de faire dire à Ève qu’elle est l’égale de Dieu :

Je l’ai cueilli ! Je l’ai goûté
Le beau fruit qui enivre
D’orgueil et je vis !
Je l’ai goûté de mes lèvres
Le fruit délicieux de vertige infini.
Mon âme chante, mes yeux s’ouvrent,
Je suis égale à Dieu !

Enfin, il ne faudrait pas oublier que ce recueil est également marqué par le ton suggestif que Van Lerberghe utilise tout au long de cette évanescente chanson pour donner à son égérie une densité charnelle et primitive qui la rapproche peut-être de Botticelli puisque l’on sait la passion du poète pour l’Italie et sa peinture. Chef-d’œuvre éclos sous son crayon d’or, le recueil de Van Lerberghe qui fait suite à ses Entrevisions, marque assurément le courant symboliste belge tout en influençant quelques autres poètes, Valéry notamment qui avouera s’être imprégné de la lecture de Van Lerberghe pour rédiger ses Charmes parus dix-huit ans plus tard en 1922.

Une renommée donc qui se poursuit, discrète, depuis plus d’un siècle et qui octroie à ce météore miraculeux une place incontournable dans l’histoire de nos lettres.

                                                                                                                      Rony Demaeseneer