La chasse et l’amour

Caroline LAMARCHE, Dans la maison un grand cerf, Gallimard, 2017, 131 p., 12,50 €/ePub : 8.99 €, ISBN 978-2-07-270024-8

lamarcheIl est difficile de s’arracher au ton mineur qui prélude au dernier récit de Caroline Lamarche, Dans la maison un grand cerf. Dès le départ, le battement irrité du sang, le sifflement dans les oreilles vient oblitérer l’écoute. Pourtant elle a lieu l’écoute tout intime et si particulière du père qui, en contraste avec le bruit de la conversation à la table familiale, poursuit son marmonnement discret. Déjà cet environnement envahissant et le brouhaha général font comme une censure et évoquent la violence, que ce soit celle de la meute, des chasseurs, de l’amour même qui lui aussi peut forcer. Mais Lamarche dira tout de l’amour éternel des filles pour leur père, quoi qu’il en aille de ses aléas. Il aurait été et serait encore un antidote aux complications de l’amour. Le charme est donc bien réel.

Cet amour simple n’est pourtant pas un modèle pour elle, à l’égal de celui du frère pour la sœur ou de la sœur pour le frère,  s’ils ne sont pas unis par le sang, peut-être même seulement dans cette absence de parenté. On le comprendra plus tard quand la narratrice rencontre et fréquente régulièrement Bertrand, libraire par défaut et galeriste par passion, à qui l’attache un lien très fort qui n’est pas à proprement parler amoureux. Elle le définit comme l’être le plus littéraire [qu’elle ait] jamais rencontré et elle partage avec lui une communauté raffinée, éloignée des liens de sang et des sens. Mais cette rencontre n’aurait guère de signification sans le nœud de ce qu’il faut bien appeler une histoire douloureuse, cette liaison avec M. et sa rupture, évidemment brutale. Une histoire dont nous avions quelque connaissance indirecte déjà grâce au livre précédent de Caroline Lamarche, La mémoire de l’air. M., c’est l’homme qui ressemblait à son père, magnifique. Or c’est lui qu’on va quitter immanquablement après une blessure, pour toujoursà jamais :

Partir sans qu’on vous retienne est la plus amère des défaites.

Voici qu’est inscrit pour l’ensemble du texte le signe de la dissolution, si perceptible déjà dès les premières lignes. Car la mort du père est le véritable sujet du livre, ce père qu’aucun substitut ne peut durablement figurer. Ni l’aimé, ni l’ami.

Est-il une rédemption sinon un remède à cette dissolution inéluctable ?

Avec imagination, et le discret rappel des chasses du passé, mais aussi beaucoup d’activation réaliste, la fin du récit s’emporte à sublimer la douleur dans une sorte d’inattendue apothéose qui ne nie pas la mort, mais dit non à la perte. Le grand cerf sacrifié mais aussi magnifié par le travail de l’artiste Berlinde De Bruyckere a finalement réintégré la maison. Tout serait-il symboliquement rentré dans l’ordre ?

C’était, transfiguré, un grand mort.

C’est-à-dire rien moins que l’outrance du cadeau que les filles réclament à leur père.

Une telle mort « transfigurante » peut-elle guérir de la mort de l’être le plus aimé, de la vie en d’autres termes ? La mise en récit semble bien tenir lieu de réparation symbolique, de substitut total.

Outre la comptine enfantine que chacun aura reconnue, drôle ou dramatique c’est selon,

– Cerf, cerf, ouvre-moi
Ou le chasseur me tuera –

on ne peut que rappeler le goût pour les métaphores animalières auxquelles nous a emmenés Caroline Lamarche : le chien en son jour, le cheval se noyant dans un  rêve, l’ours, réel et fantasmé, sans oublier la Renarde…

L’enfance et ses forêts, ses cerfs vus de près ou entendus de loin, ce serait donc le paradis perdu. Ici le maillage est serré sous les différents épisodes et les échos discrets de thème en thème le soulignent délicatement, dans une langue somptueuse.

                                                                                                                       Jeannine Paque