Après la loi de Laurent de Sutter

Un coup de cœur du Carnet

Laurent DE SUTTER, Après la loi, PUF, 2018, 272 p., 18 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-13-080144-3

de sutter apres la loi.jpgDans le sillage de Magic, Théorie du kamikaze, Laurent de Sutter signe avec Après la loi un ouvrage décisif qui révolutionne la pensée du droit. Au fil d’une érudition au service d’une inventivité conceptuelle, il démonte le règne du légalisme en Occident, analyse la corrélation étroite entre loi, ordre, raison, police et exhume ce que l’empire de la loi a dû étouffer pour triompher : l’invention du droit. Le réel que la loi a forclos a pour nom le droit. L’entreprise magistrale de Laurent de Sutter sépare deux régimes de pensée que l’on se plaît à confondre : celui de la loi qui, se tenant du côté de l’être, de la sanction, du châtiment, s’arc-boute au sujet humain doté de droits et de devoirs et celui du droit qui, se tenant du côté du devenir, de la casuistique, se fonde sur une personne humaine, animale, végétale… L’appel à frayer un au-delà de la loi entend retrouver le droit, c’est-à-dire la magie, la justice que le légalisme a bâillonnées. Le coup de force opéré par la loi consiste à affirmer que, sans elle, le monde sombre dans le chaos : seule l’hypothèse d’un désordre résultant de son absence donne « une justification à l’injustifiable ».

Problématisant en historien du droit et en philosophe l’apparition du système juridique dans la Grèce antique, en Mésopotamie, à Rome, en Chine, au Japon, en Égypte, en Inde, dans la civilisation juive, Laurent de Sutter interroge l’invention du nomos, à savoir la mise sous tutelle du droit par la loi avec Clisthène, la victoire de l’abstraction de la lex (loi) sur le ius, sur l’invention du droit à Rome ainsi que les manières dont les civilisations ont pensé le droit comme expression d’un mode d’être au monde.


Lire aussi : un extrait d’Après la loi


Assis sur la casuistique, sur la jurisprudence, le droit n’est pas une affaire de châtiment, de devoir, de normes, mais de savoir. Avant le tournant philhelléniste de Rome, avant le virage du droit, de sa part de magie vers la loi — un virage opéré par Cicéron —, l’empire romain se caractérisait par une faible production législative. L’instauration de la loi au détriment de la casuistique va de pair avec une obsession de l’ordre, du normatif. Le devenir normatif, moral du droit signe sa mort, sa confiscation au rang d’instrument de gouvernement. Après la loi porte une charge révolutionnaire, laquelle charge est l’apanage du droit. Les conséquences conceptuelles et pratiques que l’on peut tirer d’Après la loi ont trait au dépassement de l’humanisme légaliste vers la notion juridique de « personne » (humaine ou non humaine), à la proposition d’une revitalisation d’un droit ouvert à la création de relations, aux antipodes de la police des corps défendue par la loi. Son éblouissant parcours dans les droits confucéen, musulman, chinois, japonais, hindouiste, juif… montre combien, aux yeux du droit, le besoin de police, de jugement, de contrôle est un aveu de faiblesse de la loi. Comme le crie un graffiti ornant un mur du Palais de Justice de Bruxelles, la loi n’est pas le droit, la loi est étrangère à la justice. Distillant la crainte, conçue en vue du dressage des corps, la loi est la vassale du pouvoir, exigeant une observance là où le droit est opératoire. « Parmi les attributs de la loi, le plus inutile est sans doute la sanction (…) La sanction est le dispositif par lequel la loi prévoit sa propre inefficacité ». Le contrevenant rappelle à la loi son inefficacité et doit payer pour cela. Ce n’est plus « la loi qui crée le péché » (saint Paul) mais c’est, à l’inverse, la transgression qui constitue la loi, qui comble (en le révélant) le vide de cette dernière. Afin d’autofonder tautologiquement sa validité, la loi agite le spectre du chaos qui déferlerait si elle venait à manquer. Nous verrons alors dans la production de lois à outrance qui sévit dans nos sociétés contemporaines un signe de pathologie, un arsenal répressif, le durcissement du couple loi-ordre.

Laurent de Sutter a non seulement mis au jour avec brio et audace l’oubli des visages du droit sous la mainmise progressive de la loi mais il en appelle à une sortie de l’âge légaliste et de ses apories par le frayage d’une pensée du droit qui travaille sur les devenirs, les relations entre les êtres. Après la loi, il y a la justice, le droit, tout ce que la loi a refoulé pour asseoir son autorité politique par son équivalence avec une raison purifiée de ses affects, de sa passion. Le droit redonne droit aux affects, aux émotions, à la magie que la loi a tus. Un des essais les plus puissants qu’il nous a été donné de lire.

Véronique Bergen