Le cinéaste dans la cité. Les notes d’André Delvaux, dir. Jean MEURICE, CEP, 2018, 251 p., 18 €, ISBN : 978-2390070214
En 1965, le film L’Homme au crâne rasé qu’André Delvaux adapte du roman de Johan Daisne marqua l’avènement du cinéma belge moderne. Non que le septième art belge fût totalement inexistant. Mais André Delvaux invente un nouveau souffle qui, dans nombre de ses films, relèvera de ce qu’on a appelé le réalisme magique. Venu du monde de la musique, de la littérature, pianiste qui accompagna durant des années les films muets à la Cinémathèque royale de Belgique, à cheval sur les cultures néerlandophone et francophone, l’auteur de Rendez-vous à Bray, Benvenuta, L’Œuvre au noir pose les premières pierres de la modernité du cinéma belge, frayant une aventure artistique pionnière dont bien des réalisateurs actuels sont les héritiers. Recueil d’inédits, de textes rassemblés par Catherine Delvaux, Richard Miller, comportant des correspondances avec Jacques Sojcher, Philippe Reynaert, une étude de Roger Lallemand sur Benvenuta, un avant-dire de Raoul Servais, Le cinéaste dans la cité nous plonge pour notre plus grand bonheur dans le laboratoire de celui qui fut à la fois cinéaste, pédagogue (il fut l’un des fondateurs de l’INSAS), musicien.
Ce qui frappe à la lecture de ces pages, c’est avant tout la vision du cinéma comme un langage affrontant le problème du temps, l’importance accordée à l’expression du monde intérieur, la primauté donnée à la question de la forme, la revendication d’un ancrage belge basé sur le dialogue entre les deux communautés, flamande et francophone. Combien cinéma et musique se rejoignent dans leur construction soumise à l’irréversibilité du temps revient comme un leitmotiv. Exploré dans la tétralogie initiale — L’Homme au crâne rasé, Un soir, un train (également adapté de Johan Daisne), Rendez-vous à Bray (adapté de la nouvelle Le Roi Cophetua de Gracq), Belle —, le réalisme magique (qu’Adolphe Nysenholc, Jacques Sojcher ont analysé) désigne un « jeu esthétique ou philosophique avec des éléments de réalité » (Delvaux). Ne relevant pas de la veine fantastique ou gothique, le réalisme magique part du mystère de la réalité pour en sonder l’inquiétante étrangeté, la dissolution de la frontière entre réel et imaginaire, vérité et illusion. Sa dimension métaphysique, spirituelle s’ordonne à une approche platonicienne pour laquelle les choses sensibles ne sont que les manifestations imparfaites des idées. Explorateur infatigable de nouvelles formes, André Delvaux s’éloignera du réalisme magique, s’orientant vers la systématisation formelle, la recherche sur le langage filmique dans Avec Dieric Bouts (avec la musique et la littérature, la peinture nourrit, fonde la matière de ses films), vers le questionnement méta-langagier dans To Woody Allen, from Europe with love, ou encore le thème initiatique dans son film testamentaire adapté du roman de Yourcenar, L’Œuvre au noir. Le délaissement du réalisme magique, de son « épanchement du songe dans la vie réelle » (Nerval) coïncide aussi avec une ouverture aux remous et convulsions de l’Histoire, du monde environnant. Au formalisme, au culte de la beauté fait place une attention aux problèmes socio-politiques. En témoigne Femme entre chien et loup (1979), film dans lequel le cinéaste aborde un sujet encore tabou à l’époque, la collaboration flamande avec l’Allemagne nazie. Ce que Delvaux nomme le rapport du cinéaste à la cité, son engagement, explose dans L’Œuvre au noir (1988), le libre Zénon étant en butte à la répression catholique fanatique marquant une Renaissance déchirée entre avènement de l’humanisme, aspiration à la libre-pensée et Inquisition.
Davantage qu’accompagner la narration, la musique offre par le répertoire de ses formes un analogon de la structure filmique. C’est ainsi que Delvaux expose la transposition de la forme alternée du rondo dans Rendez-vous à Bray. Dans son essai sur Delvaux (André Delvaux, le cinéma ou l’art des rencontres, Seuil), faisant un sort à l’étiquette « classique » qui colle à son œuvre, montrant son côté avant-gardiste, Frédéric Sojcher a mis en évidence la construction musicale de ses œuvres, contrepoints, rappels….
Accompagné d’un riche dossier iconographique, Le cinéaste dans la cité révèle l’alambic de l’alchimiste du septième art, qui définit sa trajectoire sous le signe d’un passage de la « zone poétique des ‘confins’ (le mot est de Julien Gracq) vers le noyau dur de ma vie, sur son arête vive, sans avoir cessé de créer, par le biais du ‘cinéma du réel’, une interrogation métaphysique sur le monde des formes ».
Véronique Bergen