L’adoption est une road-story

Isabelle SPAAK et Florence BILLET, Une mère etc., Iconoclaste, 2019, 192 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-37880-071-0

Isabelle Spaak, prix Rossel 2004 pour Ça ne se fait pas, revient aujourd’hui avec un récit aiguisé, publié chez L’iconoclaste.

Qui peut me dire s’il connaît un enfant adopté en paix avec lui-même ? En dépit de toute la ferveur du monde, ces laissés-pour-compte des premiers jours fuient de toutes parts, tel un vase percé.

C’est à une exploration des alchimies familiales, de leurs mystères, que nous convie l’autrice d’Une mère, etc., s’inspirant cette fois de l’histoire vraie de Florence Billet, née en Colombie, française d’adoption. Depuis les pages, le vécu uppercute : si Florence est renommée Emmanuelle dans la fiction, c’est le véritable nom de sa mère biologique qui est inscrit, et l’enchaînement des épisodes de vie ont tout de la cadence singulière, tacchycardique, de l’authenticité – ou peut-être, et c’est sans doute encore plus vrai : de l’urgence.

Je m’appelle Emmanuelle Véronique Hermeline Laurens, nationalité française. Mes aïeux furent célébrés dans la région sur plusieurs générations. Voussoiement des parents, messe tous les dimanches. Je chante Alléluia, célèbre Noël autour de la crèche sans Père Noël ni sapin. Retraites, prières, les JMJ à Rome, émotion devant le pape. Je m’habille en bleu marine plus chic que le noir, trop femme, décrète maman. J’adore les rallyes, les déguisements de princesse. Bustier, gros nœud, jupe bouffante cousue main, bruit du taffetas quand je marche. Prfuit ! Prfuit !

Maquillage ? Pas de mon âge.

Emmanuelle grandit dans une famille aimante, et fracassée – crevée de l’intérieur comme toutes les familles. Au milieu des cousins Gonzague et consorts, des non-dits, des retenues issues de la tradition catholique,  le bon ton prodiguant confort et dissimulant violences, se faufile une enfance marquée par la différence : la couleur de peau, des prunelles, une curiosité marxiste, et puis la maladie, une polyarthrite qui se déclenche tôt et la clouera à un fauteuil pendant un an. Contrastes, hétérogénéité, énigmes de la génétique, de la somatisation, forment des rouages indistincts. Longtemps, Emmanuelle n’a pas cherché à connaître ses origines. Puis, à trente ans, la perte de son passeport la conduit à accéder enfin à son acte de naissance. Le papier porte le nom de sa mère biologique : un mécanisme s’enclenche afin de la retrouver. L’obsession devient vitale.

Née Sandra Milena, je suis devenue Hermeline. Deux créatures en une, accrochées, détachées, fondues, confondues. L’une puis l’autre. L’une et l’autre. L’une à la poursuite de l’autre. Il faut le clamer sur les toits.

Emmanuelle effectue plusieurs séjours en Colombie et y découvre peu à peu le pays qui a vu sa naissance, la disparité se confrontant aux rencontres nouées durant les longues démarches pour retrouver sa mère. Impasses, fausses routes, espoirs et désillusions composent les montages russes de ses cartographies intérieures et extérieures. Les trajectoires dessinent les états pluriels de l’être et de l’errance, d’un territoire d’exil qui se troue, d’un Occident venant se percuter à une terre et un peuple marqués par la guerre civile et leurs propres fantômes.

La Colombie des années 1980 n’a pas économisé son zèle pour accélérer l’expédition de ses enfants à l’autre bout de la planète contre espèces sonnantes et trébuchantes. Un marché très lucratif.

Rien n’arrête Emmanuelle. Elle ne laisse rien l’arrêter. Épluchant des registres infinis, elle compile des témoignages, conjugue scooter, bus, kilomètres, conjure la fatalité, lui adresse des messages sur haut-parleur, engage un détective privé et fait même appel à la téléréalité. Une mère, etc. est un récit tenace et c’est aussi une histoire de femmes : une enfant, une jeune femme, des mères, des grands-mères, une bourgeoise, des vendeuses d’empanadas, des fonctionnaires, des putains, une nounou, des riches, des précaires, des blanches, des racisées. Ce sont elles qui portent l’histoire qui se fait et se défait, en lambeaux ou en Rouge Coco.

À ma nourrice, je me livre comme je ne l’ai jamais fait sur l’échec répété de mes aventures amoureuses, le désarroi de ne parvenir à me stabiliser, accorder ma confiance. Elle m’écoute, la tête un peu penchée sur le nuage blanc thermoplaqué sur son T-shirt au niveau de son épaule gauche, ma main glissée dans la sienne posée sur ses genoux. Je lui confie surtout me sentir inapte à devenir mère.

Ce récit d’aujourd’hui transmue une histoire personnelle en chronique contemporaine – questionnant l’intemporelle question de l’amour filial et celle, infiniment trouble, de l’identité. Une gageure qu’Isabelle Spaak relève, avec la complicité de Florence Billet, avec une maîtrise implacable, à l’image de son écriture, à la hauteur de l’exigence et de la force de sa narratrice.

Maud Joiret


Foire du livre : le samedi 16 février à 12h, Isabelle Spaak (Une mère etc.) et Adeline Dieudonné (La vraie vie) dialogueront sur le thème des  « Histoires de familles » sur la scène Fintro. La rencontre sera modérée par Maud Joiret. Les deux autrices dédicaceront ensuite leurs livres, dès 13h, sur le stand de la Fédération Wallonie-Bruxelles (206).