Paul COLINET, Correspondance avec Rose Capel (1938-1947), Quadri, 2018, 104 p., 25 €
Louis Scutenaire écrivait de « Monsieur Paul » qu’il était « le Don Juan des mots ». Et, à lire les missives que Paul Colinet (Arquennes, 1898 – Bruxelles, 1957) adressa à Rose Capel (née Rosalie Bauwens à Rhode-St-Genèse, 1903 – décédée en Argentine en 1975), épouse du cousin germain de Colinet, on imagine sans peine l’effet merveilleusement ébouriffant que devaient produire ces lettres-poèmes insolites sur la destinataire, de cinq ans la cadette de l’écrivain. L’une des premières, vers 1938, est constituée d’un texte manuscrit, adressé à la « chère cousine », dont le contenu reste caché par un collage : il montre une jeune fille menacée par un fauve…
Quelques lettres plus tard, Colinet se livre à sa correspondante : « Je vous classe désormais parmi les quelques êtres à qui j’écrirai spontanément et avec un total abandon, avec liberté. (…) Soyez certaine que je classe votre intérieur poétique parmi ceux qu’il est exaltant de visiter. Tout ceci est dit schématiquement… »
Quelle jeune femme, même mariée, ayant un peu de goût pour les histoires à dormir debout et les contes fantaisistes, aurait pu résister à un tel tourbillon de mots aussi joyeusement, aussi fabuleusement entrelacés ? On ne connaîtra sans doute jamais, hélas, la teneur poétique de ces « trop belles lettres » aujourd’hui manquantes que Rose Capel envoyait au poète. Mais on peut penser que s’il écrivit aussi régulièrement à celle qu’il nomme sa « Rose de minuit », de 1938 à 1941 essentiellement, plus quelques fois encore en 1946-47, c’est qu’il y eut entre ces deux personnes de sexe dit opposé une certaine attirance réciproque, et, au minimum, un attrait commun pour les contes de fée, les « flammes et les équipées » de toute sorte.
Colinet est l’une des plus funambulesques, quoique discrètes, figures du surréalisme en Belgique. Très proche du couple Magritte, de Paul Magritte le frère musicien, du couple Scutenaire-Irène Hamoir, de Marcel Lecomte (qui l’introduisit sans doute auprès des autres, vers 1934), l’auteur des Histoires de la lampe (publiées par Paul Neuhuys en 1942) est également un esprit tranquillement réfractaire à toute espèce d’engagement, qui jamais n’adhéra aux prises de position, polémiques ou politiques, de ses amis.
Derrière la distinguée silhouette, veston-cravate, du fonctionnaire communal (qu’il était dans le civil), existe un personnage à l’activité scripturale intensive, mariant le langage cocasse à la prose la plus désinvolte, l’inventivité lexicale aux situations incongrues. Son sens de l’humour n’a rien du ton volontiers provocateur ou agressif que l’on retrouve chez Magritte ou Mariën. Colinet ne pratique pas non plus l’ironie cinglante et assassine d’un Nougé. Dans ses écrits, l’accumulation devient légèreté, l’équivoque déboule au coin de chaque phrase, et la dérision bonhomme prend avec flegme son service. Un décès prématuré, en 1957, l’empêcha de participer pleinement aux aventures ludiques d’un autre groupe qu’il fréquenta, celui de Marcel Havrenne, Théodore Koenig et la revue Phantomas. Mais il avait eu le temps, néanmoins, de rencontrer et collaborer avec les frères Marcel et Gabriel Piqueray, tout en rédigeant avec ses amis surréalistes, Vendredi, un journal manuscrit de textes, images et collages, qu’il envoya chaque semaine, de 1949 à 1951, à son neveu Robert Willems, alors fonctionnaire au Congo belge.
Autant dire que la « chère cousine » par alliance a là un correspondant de tout premier ordre. Les lettres sont rarement communicatives au sens strict, et n’évoquent rien de la sombre époque durant laquelle elles sont rédigées. Entre les lignes, on peut deviner çà et là quelques allusions à des épisodes sans doute vécus du quotidien, mais l’essence même de cette correspondance est un élan poétique sans frein. Durant un temps, Colinet fait figurer sous sa signature le dessin d’une étoile de David. Elle n’est sans doute pas là par hasard, chez quelqu’un qui est par ailleurs fonctionnaire communal sous l’Occupation. Lui-même n’a pas d’origine juive, et rien n’indique qu’il n’en soit pas de même pour Rose Capel.
La jeune femme s’est lancée dans l’écriture d’un recueil de textes, et Colinet attend son projet de livre avec impatience, tout en précisant ce que doit révéler selon lui l’écriture : « Exercez votre liberté fabuleuse, visitez-vous et dans tous les sens, soyez ivre de votre souveraineté, jubilez de sentir que tout vous est permis, ô inventeuse de langages, de sentiments, de visions et d’évènements, dès que vous entrez dans l’espace fou de votre livre. »
La carte postale ou la lettre – souvent ornementée d’un dessin ou d’un jeu de mots dans l’adresse – ne donne parfois à lire qu’un aphorisme : « Un sourd cachant sa statue nourrit son ombre comme il peut. »
En d’autres occasions, c’est un court poème écrit à l’envers, qui révèle une pléiade de mots inventés (on songe à Michaux) :
Tout un gosseau de percadin
afflamé sur sa vireveille
lui ramone floc et fichain
et l’amirette le surveille !
Au lecteur, donc, de découvrir (ou retrouver) l’univers de ce poète sans égal dans ce qu’on a appelé « la Belgique sauvage », et dont l’essentiel de l’œuvre fut rassemblé en quatre volumes, fin des années 1980, chez Lebeer-Hossmann. Cette correspondance permet aussi de lever un petit coin de la voilette de Rose Capel, qui avant de prendre la route de l’Amérique du Sud au début des années 1950, fut la directrice (avec son généreux mécène de mari) de l’hebdomadaire Le Ciel bleu, créé par Colinet, Mariën et Christian Dotremont en 1945. Neuf numéros parus, une centaine d’exemplaires vendus, et une déconfiture financière complète. Un regret toutefois, dans cette édition des lettres de Colinet à sa rose en fleur : un tirage de tête, au prix forcément plus élevé, est offert aux bibliophiles, accompagné à chaque fois d’une des lettres manuscrites. Il est dommage que soit ainsi dispersé un ensemble littéraire cohérent, qui aurait mérité d’être conservé dans un fonds patrimonial public.
Pierre Malherbe