Gaïa s’en va-t-en guerre

Véronique BERGEN, Guérilla, ONLiT, 2019, 176 p., 14 € / ePub : 4.49 €, ISBN : 978-2-87560-112-4

Qui ne connaîtrait de Véronique Bergen que ses contributions au Carnet et les Instants (des textes récents sur Isabelle Stengers ou la collapsologie théorisée par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, notamment) pressentirait déjà le haut intérêt, sinon l’engagement, de l’écrivaine et philosophe pour la cause écologique et la défense d’une planète que l’exploitation humaine menace d’épuisement. De cette implication, elle donne une nouvelle illustration avec, cette fois, un court roman, Guérilla, paru dans l’élégant petit format des éditions ONLiT.

L’histoire se passe aujourd’hui, à Bruxelles. Les animaux refusent désormais la compagnie des humains ; la guérilla urbaine fait rage dans une ville ravagée par la catastrophe écologique. Comment en est-on arrivé là ? Nul tyran, explosion nucléaire, tsunami, collision avec un astéroïde ou invasion d’extraterrestres à incriminer. Simplement l’état d’un monde devenu litanie nécrologique : « soixante pour cent des espèces animales, […] un quart de ses forêts […], l’agonie des océans, eaux rongées par l’empire des détritus, des déchets toxiques, des plastiques, hécatombe des poissons, des cétacés, des coraux ». Toute ressemblance avec l’état actuel de la Terre n’est, bien sûr, nullement fortuite. C’est d’ailleurs Gaïa elle-même, trop longtemps maltraitée par l’Homme, qui sonne l’heure de la révolte et déclenche l’« Armageddon ».

Guérilla, sieste sonore, Festival Passa Porta 2019 ©Onlit – photo Picdeer

La guérilla nous est alors contée dans un récit polyphonique, où tour à tour prennent la parole plusieurs personnages – Gaïa elle-même, une jeune femme, un enfant, un homme. Ce dernier, narrateur principal, attribue à chacune de ses interventions une tonalité musicale (sol majeur, fa mineur, si bémol mineur etc.) résumant son humeur du moment – polyphonie, encore, donc, dans un roman qui impressionne précisément par sa dimension sonore et orale. Manifeste à la simple lecture, elle s’est révélée de manière éclatante lors du dernier festival Passa Porta. Au cours d’une « sieste sonore » dont on espère vivement qu’elle ne se limitera pas à cette unique représentation, Véronique Bergen et Isabelle Wéry ont lu de larges passages de Guérilla, sur une musique hypnotique de Pierre Jaqmin. Une performance qui donne la pleine mesure d’un texte décidément fait pour être dit, proféré. Oralisé, il fait résonner non seulement la voix des personnages, mais aussi cette langue inventive, ludique, signature d’une autrice passée maitresse dans l’art de la dérivation lexicale : « je menthe à l’eau gazeuse les mantes religieuses. Avec moi, elles shéhérazadent en pure perte ». Ou encore : « Avec Joyce comme oreiller, je puis finneganswaker pendant des heures ».

Sous les mots, un constat : il n’est même plus urgent d’agir pour la planète ; il est déjà trop tard. Pessimiste (ou réaliste, c’est selon), Véronique Bergen ponctue toutefois son roman d’un humour inattendu, qui rhabille pour l’hiver les créateurs et créatrices de catégories étroites et les enfermeurs (hommes et femmes) dans les petites boites de la pensée formatée : « t’as pas l’air prêt pour l’atelier de déconditionnement des réflexes spécistes, genrés, sociétaux et de classe… Par contre, il reste des places dans les ateliers de déprogrammation de la suprématie des droitiers et d’entrainement à la désoccidentalisation en profondeur, de l’hypnose à la torture… »

Un humour qui est décidément, ici plus qu’ailleurs, la politesse du désespoir.

Nausicaa Dewez