L’expérience poétique

COLLECTIF, La découverte de la poésie. De ontdekking van de poëzie, Midis de la poésie & L’Arbre à paroles, coll. « Poésie », 2019, 38 p., 8 €

À l’initiative de Passa Porta, du Poëziecentrum et des Midis de la Poésie, huit poètes belges, quatre francophones, quatre néerlandophones, interrogent sous la forme poétique leur découverte, leur entrée en poésie, les liens qu’ils tissent avec elle. Face à la question « comment devient-on poète ? », certains mettent à nu l’épreuve subjective de leur rencontre avec la muse poétique tandis que d’autres placent la poésie en amont, comme une voix qui, depuis toujours, appelle ses possibles hôtes. Rencontre accidentelle ou, au contraire, destinale et élective ? Rencontre physique, avec des mots charnels ou compagnonnage d’ordre conceptuel ?

Antoine Boute, Zaïneb Hamdi, Karel Logist, Lisette Lombé côté francophone, Paul Bogaert, Anna Borodikhina, Charlotte Van den Broeck, Arno Van Vlierberghe côté néerlandophone, déplient les parfums des premières fois, les saisissements auroraux. Avec la poésie, on ne peut que sceller un pacte. Chez certains, comme chez Antoine Boute, la poésie s’est installée d’elle-même, a élu son messager, plantant son hameçon de rimes et de rythmes dans la nuque de l’enfant.

Quand j’étais petit je faisais du pornolettrisme
biohardcore, sans le savoir évidemment,
mais quand même, c’était poétique,
je regardais les insectes dans les yeux
et ils me regardaient dans les yeux, vous êtes
des lettres (…) les oiseaux sont de petits poètes

Antoine Boute, « Mouches ataraxie hack »

À la rigueur, le monde n’a pas besoin de poète puisque les oiseaux le sont déjà, puisque la nature, les animaux parlent, non pas en langage mathématique comme le pensait Galilée, mais en flux poétiques.

Durant la fameuse « Nuit de Gênes » du 4 au 5 octobre 1892, au faîte d’une crise existentielle, Paul Valéry est traversé par une révélation, une mission : se consacrer à l’exploration de la vie de l’esprit, inventer une poésie à la hâteur de ce programme. La révélation qui frappe Karel Logist a pour nom un livre, Panorama de la poésie française, découvert à vingt ans, à Virton. Si Paul Neuhuys, Henri Michaux, Odilon-Jean Périer, Izoard, François Jacqmin, Moreau, William Cliff, Savitzkaya sortent des pages, « viennent remuer la vie » de Karel Logist, c’est Liliane Wouters l’initiatrice qui ouvre un continent inouï.

Et j’apprends ce jour-là que
le monde est un poème / auquel il nous revient
de trouver une forme (…) / je sais que je ferai
poème l’existence / je sais que je serai poète
en raison d’elle

Karel Logist, « Feux : un hommage à Liliane Wouters (1930-2016) »

La poésie n’attend pas, elle est pressée, elle est politique. Donneuse d’oxygène, arme d’émancipation, elle repousse les murs, danse sur les corps des femmes noires, sur le corps de Lisette Lombé. Comme pour Antoine Boute, pour Lisette Lombé, les mots sont électriques, érotiques, indociles. Ils sont promesses de liberté, d’évasion, de révolution. La poésie se fait guérilla du Kâma sutra et signe une nouvelle naissance.

Qu’est-ce qui délivre ?
Qu’est-ce qui infléchit une destinée ?
Qu’est-ce qui affranchit ?
J’aurais dû pourrir sur place mais je fus sauvée
Par les lectures… Le palais des livres (…)
[Bibliothèque] Numéro trois. Où poussent les fleurs du mal
(…) Capturer cet instant où la honte
se fracasse à l’orgasme.  

Lisette Lombé, « De la caresse des sexes naissent les poétesses »

Coup de foudre et esprit critique peuvent cheminer de pair. Pour Zaïneb Hamdi, si la poésie est promesse, elle doit s’élever jusqu’à l’acte, bousculer les mentalités, agir sur la société. À quoi bon un livre qui ne transforme pas le réel, qui n’agit pas sur les consciences ? On est proche de la pensée de Sartre, de sa formule « En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids ».

À quoi sert la poésie si elle ne peut s’insinuer
entre les mailles de nos sociétés ?
Si elle reste couchée sur le papier, à peine
déclamée devant une foule acquise ? 

Zaïneb Hamdi, « Rappelez-vous l’objet »

La poésie comme diction de ce qui ne se dit pas chez Paul Bogaert, comme « vent debout » faisant barrage à la perte, comme contre-feu à un monde « inguérissable » chez Anna Borodikhina, comme écoute des voix de Sylvia Plath, de Gertrude Stein, d’Anne Sexton, comme « poétiser à coups de marteau » dans le sillage du Marteau sans maître de Paul Celan chez Charlotte Van den Broeck ou encore comme vertige de la survie, cri du nom, arpentage du désastre avec Arno Van Vlierberghe…

Pour les huit auteurs de ce recueil, la poésie est impact, sensation, rapt, radeau, séisme qui emporte ceux et celles qui tendent l’oreille aux autres états du monde.

Véronique Bergen