Ekphrasis

Théo CASCIANI, Rétine, P.O.L., 2019, 284 p., 19,90 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-8180-4743-9

Rétine, premier roman de Théo Casciani paru aux éditions P.O.L., séduira ceux et celles qui aiment sortir des sentiers battus. Ce roman est d’abord un concept : rendre compte d’un univers essentiellement artistique à travers le seul prisme du regard.

Les titres des différents chapitres, comme celui du livre, en disent long dans leur brièveté : Exposition / Images / Regard / Optogramme. Tout commence au Japon, au printemps bien sûr, que l’auteur connaît manifestement bien. Le narrateur débarque au Musée préfectoral de Hyōgo à Kyoto pour participer au catalogue et à la mise en place d’une exposition de l’artiste DGF (comprenez : Dominique Gonzalez-Foerster, jamais citée comme telle dans le roman. Artiste et réalisatrice française, née en 1965, DGF, qui réside à Paris et Rio de Janeiro, a une œuvre d’envergure internationale). Exposition intitulée… Rétine. Parallèlement à ce travail, le narrateur communique par écran interposé avec son amie Hitomi, installée à Berlin pour un cours… d’histoire de l’art. Tout se tient. Quand le lecteur la découvre, elle est nue. Muette. Théo Casciani la décrit comme il le ferait d’une sculpture. Il a troqué le pinceau pour le clavier, mais il se lance dans un exercice de style précis, concis, détaillé où la description prime. Une performance sur une autre performance, mise en scène par Hitomi avec l’apparition d’un chat qu’elle a teint en rouge. « Hitomi n’était plus qu’une image ».

Le roman nous immerge totalement dans l’univers de la création artistique contemporaine, avec un tel souci d’en rendre les enjeux et les difficultés que nous ne regarderons plus une exposition de la même façon après avoir terminé le livre. Précisons que Théo Casciani, écrivain, s’inscrit dans une démarche cohérente et rigoureuse qui trouve son origine dans sa formation. Né en 1995, il a étudié les sciences sociales à Paris, vit et travaille entre Marseille et le Japon. Surtout, l’écrivain qu’il vient de devenir a été membre de l’atelier des écritures contemporaines de La Cambre à Bruxelles. En 2015, il a fondé avec Cléo Verstreppen Degré Zéro, structure curatoriale et créatrice, plateforme produisant des projets collaboratifs, des expos, des éditions, des débats mais également signature de leurs œuvres communes. Des œuvres en résonances (visuelles bien sûr) avec Rétine puisqu’elles se nourrissent de différents matériaux théoriques, virtuels et physiques, de la vidéo au texte en passant par le son et la sculpture. Comme dans le roman, elles prennent principalement la forme de compositions spatiales. Leurs travaux ont été présentés dans diverses manifestations telles que Nuit Blanche, Forum Kyoto et Yokai Soho au Japon, La Capela et Fabrique en France, Le Lac et La Cambre en Belgique…

À travers la collecte d’images pour l’expo de DGF, la constitution d’une banque iconographique pour une mosaïque d’écrans, la reconfiguration des lieux lors du montage, les projections de ce répertoire visuel, y compris sur une vague, la fonte de supports en blocs de glace suite à une coupure d’électricité, des lectures simultanées en direct de Berlin, New-York et Londres, le narrateur invite le lecteur-spectateur à « arpenter les modes de représentation » et à prendre conscience de « l’impuissance de nos yeux et l’inertie de nos regards ». En une mise en abyme subtile, le roman met en scène l’ekphrasis, dont il propose heureusement une définition :

La commissaire avait choisi d’imager son propos avec une réflexion quant à la notion d’ekphrasis, une figure de style consistant en la transcription d’une œuvre visuelle à l’écrit (…) Ce procédé permet de reconsidérer les places du récit dans la création plastique et de l’art dans le texte, en ouvrant la voie à des formes de littérature en expansion. De même que l’art contemporain a investi le champ du récit en intégrant le spectateur dans ses propres fictions, l’écriture devient ainsi un espace de projection visuelle grâce à une phrase capable de livrer une réalité augmentée de la chose écrite. Le texte peut alors se mêler des images

Et cette littérature en expansion se déroulera tel un tapis au dernier étage d’un grand hôtel qui permettra d’observer « la charge vertigineuse de cette ville étendue à ses pieds (…) avec l’impression terrassante de faire face à une part d’infini », lors d’un concert à Osaka, suivi de la perte de contrôle de son ordinateur, d’un tremblement de terre aux conséquences inédites, d’un trajet en autocar de Paris à Berlin, pour la reprise de l’exposition dans la capitale allemande, avec une nouvelle performance à la Neue Nationalgalerie, ainsi qu’une errance étrange dans le parc de Tiergarten et des manifestations de foules à l’occasion des trente ans de la chute du Mur auxquelles le narrateur se joint pour les haranguer sur… les pouvoirs du regard :

Je me disais qu’il ne fallait jamais négliger le regard, que si nous critiquions le pouvoir des images, nos yeux étaient également dotés d’une puissance sans pareille, je franchis rapidement quelques barrières et dis que décrire peut revenir à inventer, que le regard est un muscle, un geste, une action, et je parlais maintenant à voix haute, je démêlai rapidement les câbles entortillés à mes pieds puis collai à nouveau ma bouche au mégaphone, et (…) je le lançais à la foule que regarder n’est pas simple, que c’est un geste, une action (…).

Il y a de la persistance rétienne dans cette aventure hors normes, celle d’un homme confronté à la saturation d’images, réelles et virtuelles, dans notre monde moderne. Et si une rupture amoureuse se glisse en filigrane de cette débauche visuelle, elle se manifeste, écrit l’auteur, « au-delà de toute considération émotive et dans un cadre strictement visuel », ce qu’avait joliment précisé le narrateur : « Notre œillade signa soudainement la fin de notre histoire ». Comme l’intrigue n’est pas à proprement parler l’enjeu du roman, à lire comme une performance artistique inédite, nous pouvons même vous dévoiler la dernière phrase, d’une redoutable cohérence : « Ses yeux sont clos, pareils à un livre refermé sur lui-même ».

Michel Torrekens


Bon à savoir

♦ Théo Casciani sera avec Guillaume Sørensen et Olivier El Khoury, deux autres jeunes écrivains passés par des écoles d’art, à L’Intime festival à Namur, le samedi 24 août 2019 de 14h15 à 15h30, pour une discussion et des lectures autour du thème : « Peut-on apprendre à écrire ? ». Entretien animé par David Courier, journaliste culturel.

♦ Le 10 septembre 2019 à 19h30, dans le cadre d’Extra!, le festival de littérature vivante organisé par le Centre Pompidou à Paris, le Centre Wallonie-Bruxelles invite Théo Casciani pour une activation performative de Rétine à découvrir au cœur de la galerie du Centre – investie par des œuvres de plasticien.nes bruxellois.es. Un Extra d’Extra! : Centre Wallonie Bruxelles/Salle d’exposition, 127-129 rue Saint-Martin à 75004 Paris.