Récits du monde végétal

Christine VAN ACKER, L’en vert de nos corps, Préface de Vinciane Despret, Arbre de Diane, coll. « La tortue de Zénon », 2020, 228 p., 15 €, ISBN : 978-2-930822-15-0

Pour évoquer le monde végétal que le savoir dominant de l’Occident a ignoré pendant des siècles, Christine Van Acker a choisi de nouer deux registres, ceux de la poésie et de la science jusqu’à brouiller leurs frontières, montrant l’artificialité des découpes entre champs de connaissance. Livre-jardin, livre-forêt, rythmé par un essaim de citations qui pollinisent le texte, L’en vert de nos corps nous fait pénétrer dans les mélodies du végétal. Par les sens et les vertus de l’écoute, en collant l’oreille au tronc des grands silencieux, en prêtant attention aux fleurs, aux arbres, aux légumes, non pour ce qu’ils nous procurent comme bienfaits mais pour eux-mêmes.

La pensée de Christine Van Acker suit les mouvements du vol du bourdon, nous entraîne dans les récits de la toute-puissance de la chlorophylle (nous devrions « ne pas oublier notre allégeance à l’ensemble du monde végétal »), de la poussée hélicoïdale de la sève, de la théorie des signatures à la Renaissance avec Paracelse (la loi des plantes médicinales étant « le semblable soigne le semblable ») ou encore de l’horloge biologique des fleurs.

L’horloge de Flore, créée en 1905, nous informe que le pavot s’ouvre à six heures, le pissenlit à dix-sept heures, le nénuphar jaune à dix-neuf heures.

De la folie des herbicides, du glyphosate qui frappe ses voisins à l’observation des phénomènes naturels, de la perception de la sensibilité des arbres (Maeterlinck parlait de l’intelligence des fleurs) au désastre des « printemps silencieux » (Rachel Carson) qui affectent les arbres sensibles aux chants des oiseaux, de la découverte du phénomène de la timidité des cimes (les arbres maintenant une certaine distance entre leurs feuillages, leurs branchages supérieurs et leurs voisins) au mutualisme entre les arbres et les champignons, Christine Van Acker tisse des récits rhizomatiques, tout en immanence dès lors qu’ils ne surplombent jamais ce dont ils parlent.

Pourquoi l’Arche de Noé a-t-elle oublié les végétaux ?

Alors que se déroule la sixième extinction, dans le goulot de laquelle, nous serons tous précipités, dans quel bateau les Noé de notre époque pourraient-ils embarquer, sur quel mer conduiraient-ils les animaux — et les plantes, cette fois-ci — dont l’homme n’a pas contribué à l’éradication, vers où achemineraient-ils les arbres primaires encore debout, les semences anciennes non manipulées ? 

Les études des botanistes, des dendrologues, des naturalistes — Francis Hallé, Jacques Tassin, Peter Wollheben, Ernst Zürcher… —, des militants écologiques — Wangari Maathai, Rajendra Singh…—, les romans, les poèmes — Giono, Colette, Jaccottet, Bonnefoy, Ponge, Marie Gevers, Maeterlinck… — , les soins que Christine Van Acker apporte aux potagers, aux arbres, au travail de la terre rythment cet essai qui, davantage que lire la nature de l’intérieur, écoute ses bruissements, ses secrets, son intelligence. Car, lit-on le monde végétal avec les doigts, les yeux, l’ouïe, l’olfaction ? La nature est davantage qu’un livre. Elle n’a pas à être décryptée mais vécue, habitée avec respect.

L’Occident, la mondialisation se sont construits sur l’oubli de l’interdépendance entre les règnes. C’est cet oubli qui mène à la sixième extinction des espèces animales et végétales, à la crise environnementale, à la crise sanitaire induite par le coronavirus, covid-19. L’être humain n’existe que connecté à l’ensemble des formes du vivant. Préfacé magnifiquement par Vinciane Despret, L’en vert de nos corps plante des mots-graines qui ont la puissance de réactiver notre lien aux plantes, aux animaux, de nous ouvrir aux chants du vivant. Des liens que nous avons malmenés, fragilisant les écosystèmes, jusqu’à précipiter leur destruction sans retour. Des nouages,  une connectivité, une co-existence sans lesquels le cycle de l’humanité touchera à sa fin. Dans la guerre en cours entre ceux qui détruisent, polluent, dévastent et ceux qui plantent, réparent, sèment, L’en vert de nos corps est un livre-projectile mettant en œuvre la « guerilla gardening », la guérilla jardinière des  activistes environnementalistes lanceurs de bombes de graines. Deborah Bird Rose dans Le rêve du chien sauvage. Amour et extinction (Éd. Les Empêcheurs de penser en rond, trad. Fleur Courtois-l’Heureux, préface de Thom van Dooren et d’Isabelle Stengers) s’appuie sur la formule du biologiste Michael Soulé « les gens sauvent ce qu’ils aiment ». Aimera-t-on suffisamment les peuples autochtones, les migrants, les opprimés, les animaux sauvages, les arbres, les océans, les montagnes, les pôles Nord et Sud pour les sauver ?

Véronique Bergen