Délice et terreur

Un coup de cœur du Carnet

Jean RAY,Le carrousel des maléfices, postface de Jacques Carion et Joseph Duhamel, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 254 p., 10 €, ISBN : 978-2-87568-480-6
Le carnet pédagogique « Le fantastique, autour de Jean Ray » est téléchargeable gratuitement sur le site Espace Nord

Quand la rédaction du Carnet vous propose de chroniquer la sortie, dans la collection Espace Nord, d’un recueil de Jean Ray, vous êtes partagé entre délice et terreur. Délice parce que perspective d’une lecture délicieuse, plaisir multiplié par les échos de lectures anciennes, nostalgie d’une époque révolue où, étudiant, je tournais, halluciné, les pages de Malpertuis, déjà chez Espace Nord, ou celles des Cercles de l’épouvante et du Grand nocturne, pages qui ne m’ont pas quitté, dont j’ai fréquenté régulièrement les mystères, en témoigne l’état de mes bouquins. Délice aussi parce que quand on est belge francophone et qu’on aime la littérature, on a l’âme caressée du côté de la bibliothèque de savoir qu’une collection patrimoniale fait du si bon travail. Mais terreur, bien entendu, parce qu’on se sent bien petit devant l’ampleur de la tâche.

Commençons par la fin, et évoquons l’excellente lecture signée par deux noms qui comptent dans l’histoire critique de Jean Ray : Jacques Carion et Joseph Duhamel. Ils parlent avec passion du maître gantois, situent ses textes dans leur époque et dans l’œuvre, car les nouvelles du Carrousel des maléfices sont des textes particuliers : publiés d’abord en revue, ils constitueront le dernier recueil que Jean Ray publiera de son vivant. Quelques mois à peine séparent cette publication de sa sortie de scène. Les auteurs reviennent sur la complexité de l’œuvre, sur les thèmes qui la traversent, et sur la manière dont leur traitement avait peu à peu évolué, apportant par exemple  dans ce dernier recueil une bienvenue distanciation ironique à l’égard de l’horreur et du fantastique, sans en renier les effets. La postface, comme tout ce que Jacques Carion et Joseph Duhamel ont écrit à propos de Jean Ray, se déguste avec tant de bonheur qu’on en vient presque à s’excuser d’écrire ici ces pauvres lignes. Nous vous invitons déjà à dévorer l’article que Joseph Duhamel consacrait sur le site du Carnet à la réédition de l’œuvre de Ray chez Alma, et nous insistons avec lui : lire ou relire Jean Ray ? Oui et oui.

Nous voici donc embarqués dans Le carrousel des maléfices, emportés par l’inventivité de Ray, son côté « hors du temps » qui fait de lui le dernier cri, son style ciselé, précis, et toutefois ménageant des brèches, certains mots précieux fonctionnant comme des portes vers d’autres mondes. Dans Le carrousel tournent des Diables travestis en rentiers, des mathématiciens qui assassinent pour prouver une théorie, des têtes bondissant sur le sol dans un bruit de succion sanguinolente, des sorcières rusées, des araignées gigantesques, des enfants à tête de lune. Certains récits sont très brefs, à la Max Aub, d’autres prennent le temps de nous inquiéter, mais toujours Jean Ray fait preuve d’une maîtrise impeccable dans l’art du conte. On le voit manipuler des concepts scientifiques abscons, comme le « Tessaract », par exemple, censé illustrer la quatrième dimension, et en faire, pour le bonheur du lecteur, des objets de rêverie. Jean Ray nous emmène dans ses territoires, dans ses bibliothèques, dans les mers déchainées de son imaginaire, et nous naviguons d’un paradoxe à l’autre.

Jean Ray a passé toute son existence à Gand. Prenez le train. Descendez à la gare Saint-Pierre. Perdez-vous dans les ruelles gantoises, le long de ses canaux. Découvrez avec émotion l’enfilade spectaculaire des églises. Tournez en rond puis, soudain, trouvez-vous nez à nez avec le château des Comtes, citation médiévale intégrée au texte de la ville. Gand est une ville qui mêle les époques, comme plusieurs villes imbriquées entre elles, avec une cohérence magique. Emportez Le carrousel des maléfices avec vous. Vivez l’expérience Jean Ray, onirique et déambulatoire, faite de délice et de terreur.

Nicolas Marchal