Jean-Philippe TOUSSAINT, Les émotions, Minuit, 2020, 238 p., 18,50 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-7073-4643-8
Si l’on s’en tient aux fondamentales et primaires, telles que répertoriées par de nombreuses études scientifiques à la suite du psychologue américain Paul Ekman, les émotions seraient au départ, chez tout individu masculin et féminin, et quelle que soit sa culture, au nombre de six. Six émotions qui vont de la plus positive, la joie, à la plus négative, le dégoût, et quatre autres qui tendent souvent vers la négativité : la peur, la surprise (quoiqu’il puisse y avoir de joyeuses surprises), la tristesse, la colère. Le dégoût reste la plus destructrice des émotions, et elle cumule malheureusement d’autant plus de phases intensives et graduelles lorsqu’elle advient par surprise, sous l’emprise de la peur et de la tristesse.
L’émotion du dégoût accouche généralement d’une colère sourde et durable, qu’on ne peut que rarement évacuer d’un coup de baguette magique. À ces six émotions fondamentales on peut en ajouter une septième, dont elle constitue alors souvent le corollaire insupportable, et qui se traduit par une série de marqueurs physiologiques et corporels : le sentiment de dévalorisation intime de l’individu, qui n’a pas pu, dans un aveuglement sur lequel on peut s’interroger, repérer les signaux les plus évidents des dangers qui le menaçaient.
Dans le nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint, Les émotions, deuxième volet d’un cycle romanesque entamé en 2019 avec La clé USB, le narrateur, Jean Detrez, est toujours fonctionnaire à la Commission européenne, où son champ d’étude, rappelons-le, est essentiellement constitué par la prospective, sociétale, économique et publique. Explorer les voies de l’avenir public, au travers de différentes recherches, études ou disciplines, dans des discussions et débats avec d’autres experts du domaine, est une chose. Envisager son avenir personnel, privé, en est une autre, qui s’avère une quête périlleuse, même pour un expert certifié de la Commission européenne – et pour autant qu’on n’ait pas encore atteint le degré d’àquoibonisme tragique auquel tout individu peut un jour se trouver confronté.
Le Brexit, l’Islande et le Berlaymont
Les émotions qui vont envahir le narrateur tout au long du roman, surgissent curieusement, selon ses dires, à la faveur de divers évènements d’ordre public ou privé (tiens donc). Cela peut être, en 2010, l’éruption en Islande d’un des volcans qui composent le massif de l’Eyjafjöll, qui éparpille dans l’atmosphère toutes ses cendres et ses imprononçables syllabes. Entravant la circulation aérienne de l’Europe entière, ce fâcheux incident confronte le fonctionnaire européen qu’est Detrez à la surprise et à la peur, tout en lui octroyant (on n’en dira pas plus) une certaine dose de contentement. Autre événement, d’ordre privé celui-là, la mort du père de Jean Detrez, précédemment évoquée dans La clé USB. La tristesse, mais également la colère, s’entrechoquent dans plusieurs scènes revisitant sous forme de flashbacks mélancoliques la vie de ce père aimé, qui fut haut-fonctionnaire avant de devenir commissaire européen. Une occasion pour son fils de remonter le temps jusqu’aux origines d’un ancêtre architecte, contemporain de Victor Horta, l’audace créative en moins – et de dessiner en parallèle la carrière d’un autre architecte, le frère cadet de Jean Detrez, chargé au début des années 2000 de démanteler et remodeler le gigantesque chantier bruxellois du Berlaymont, qu’on n’a pas appelé pour rien le « Berlaymonstre ».
Adieu aux heures étoilées
Comme souvent chez Toussaint, certains éléments peuvent s’avérer moins engageants, ou au contraire plus attirants, que prévu, et l’incertain règne en maître. Les ellipses sont nombreuses, et l’on ne mesure qu’après-coup les liens qui unissent tel fait à tel autre. On perçoit également, au détour de quelques pages, ce que l’écrivain a laissé passer de lui-même et de sa propre famille dans son personnage principal. Régulièrement, Jean Detrez se rend compte à un moment donné (mais trop tard évidemment) qu’il vient de louper l’instant décisif, ce que Stefan Zweig nommait « les heures étoilées ». Ainsi, au cours d’un séminaire entre experts internationaux qui se déroule en Grande-Bretagne, en juillet 2016, il lui paraît plus aisé de disserter sur le Brexit pas encore advenu et sur la présidence à venir de Trump (« un monde qui s’achève et une époque nouvelle qui commence ») que de saisir pour l’embrasser, doucement et just in time, le visage d’une jeune experte originaire d’Estonie.
Car évidemment, si la géographie de Bruxelles, les étangs d’Ixelles, l’abbaye de La Cambre, le Berlaymont, constituent le nœud névralgique et un personnage essentiel du roman, il est encore et toujours question dans ces pages de relations amoureuses, de femmes qui les suscitent, et des émotions qui en résultent : une première épouse originaire de Toscane, une seconde rencontrée à la cantine de la Commission, une Estonienne qui s’évapore, une Espagnole qui tombe du ciel volcanique… et à chaque coup, le narrateur se retrouve dans le pétrin. À croire que la joie chère à Paul Ekman ne peut jamais vraiment être au rendez-vous. Le fonctionnaire Detrez le constate plus d’une fois, et à regret : « La prospective ne nous est d’aucun secours dans les affaires de cœur – et en amour, il n’y a pas de méthode. » Repérer les signaux du danger, just in time, n’est en effet pas donné à tout le monde. Et Jean-Philippe Toussaint en offre avec Les émotions une démonstration romanesque aussi perturbante que lucide.
Alain Delaunois