Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint. Colloque de Bordeaux, Textes réunis par Jean-Michel DEVÉSA, Impressions Nouvelles, 2020, 440 p., 26 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-87449-778-0
Depuis Les émotions, paru cet automne chez Minuit jusqu’aux débuts de Jean-Philippe Toussaint (avec La salle de bain en 1985, chez Minuit déjà), trente-cinq ans se sont écoulés. Soit une douzaine de romans et récits, sans compter des livres sur l’art, Félix Vallotton, le Louvre, de la photographie, plusieurs films, un ciné-roman tiré de La Sévillane – et encore un spectacle multimedia pour la scène avec le très estimé Delano Orchestra –, l’écrivain belge a fait l’objet de multiples traductions : du mandarin au finnois en passant par le bosniaque et le russe, une vingtaine de par le monde, et autant de mémoires ou thèses universitaires. Auréolé de plusieurs prix littéraires (le Rossel pour La télévision, le Médicis pour Fuir, le Décembre et le Triennal du roman de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour La vérité sur Marie), il a très tôt été salué par la critique, autant que reconnu par un public de plus en plus large, et notamment à l’étranger.
Là réside un véritable phénomène éditorial, au-delà des qualités de ses livres et du plaisir attendu qu’on éprouve, lors de l’ouverture des premières pages : où va-t-il cette fois nous mener ? Ce succès n’a de plus rien à voir avec la médiatisation outrancière de la société du spectacle : en dehors de ses créations, Toussaint n’est nulle part. Pas de scandale d’exofiction autour de ses romans, pas non plus de fait-divers le concernant. Il ne signe pas de tribune dans les journaux, ne figure jamais dans les talk-shows du petit écran, et, sans même avoir cherché, on n’est pas certain qu’il soit déjà apparu sur le plateau de La grande librairie de François Busnel. En soi, cette réussite d’une œuvre à atteindre ses lecteurs est grandement réjouissante.
Ainsi s’impose le fait que Toussaint est certainement, avec Jean Echenoz, l’un des écrivains de premier plan de la littérature française contemporaine, capable de révéler dans ses livres – par la forme qu’il impose à son écriture – les aléas bons et mauvais d’un monde, attentiste ou fébrile, romanesque ou trivial, dans lequel le réel et la société n’occupent finalement qu’une place annexe et parallèle. Sa grande subtilité est également de parer ses personnages si souvent décalés de sentiments pourtant très humains (comme dans la question des relations amoureuses), lestés d’une distance ironique, tantôt gracieuse tantôt triste, qui finit par emporter l’adhésion de ses lecteurs (y compris ceux qui s’intéressent, ou pas du tout, au ballon rond, relisons donc La mélancolie de Zidane et Football.)
L’ouvrage de plus de quatre cents pages qui paraît aux Impressions Nouvelles réunit, à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à Bordeaux en 2019, les contributions de chercheurs et de spécialistes de l’œuvre de Toussaint, traducteurs, universitaires écrivains tels que Pierre Bayard et François Bon, ou encore son éditeur chinois, le savoureux Chen Tong qui apparaît dans les romans du « Cycle de Marie ». Ce n’est certes pas le premier ouvrage du genre, si l’on se souvient du numéro de la revue Textyles dirigé en 2010 par Laurent Demoulin et Pierre Piret, et des études rassemblées en 2016 à l’université de Saint-Etienne par Stéphane Chaudier.
Il ne faudrait pas non plus négliger le site de l’écrivain lui-même où, selon la méthode d’un Raymond Roussel contemporain, Toussaint et de nombreux chercheurs expliquent et décryptent comment il a écrit certains de ses livres, brouillons et tentatives non retenues à l’appui. Comme dans tout ouvrage universitaire de ce genre, reprenant des approches singulières et des points de vue sensiblement différents, il ne faut pas tenter d’homogénéiser une œuvre : ce serait la priver de ce qui constitue son essence même, et des sens multiples que l’on se plaît souvent à découvrir au fil des contributions. Une somme d’informations s’y trouve distribuée de manière telle que la galaxie Toussaint s’y recompose une nouvelle fois enrichie, invitant le lecteur à lire (ou relire) autrement ce qui constitue une œuvre majeure dans la littérature francophone de notre temps.
Alain Delaunois