Sur les traces d’Oncle John

Jean-Baptiste BARONIAN, Lord John, Névrosée, coll. « Sous-Exposés », 2020, 220 p., 16 €, ISBN : 978-2-931048-44-3

baronian lord johnSous-exposé, Jean-Baptiste Baronian ? Lui qui a une bibliographie longue comme les deux bras, et dans des genres très variés, de la littérature de jeunesse à l’essai, en passant par les dictionnaires amoureux (le dernier en date de la cuisine et de la gastronomie belges, au Rouergue) ou encyclopédiques (celui, remarquablement dirigé par ses soins, sur Rimbaud) mais aussi la nouvelle, le roman policier ou d’amour ? Lui dont le nom est cité avec cette déférence qu’on n’accorde qu’aux monstres sacrés par tous les amateurs du genre fantastique ou par les simenoniens – deux castes littéraires éminemment exigeantes, peuplées d’érudits à qui on ne la fait pas ? Lui qui, inlassablement, courageusement, joue son rôle de passeur dans diverses revues littéraires, afin de donner à lire des classiques oubliés comme les plumes contemporaines que son flair infaillible lui fait dénicher ? En sus, force est de constater que la qualité de sa production – que seuls les grincheux, jaloux de cette énergie cavaleuse qu’ils sont incapables de suivre, qualifieront de pléthorique, voire de dispersée – ne faiblit pas.

Confidentiellement publié chez Hermé en 1986, voici que reparaît chez Névrosée Lord John, parfaite illustration du genre qui lui est attribué en quatrième de couverture : le « roman d’énigme ». Sphinges et sphinx se croisent dans cette narration linéaire, a priori en ligne claire, et au personnel réduit. Le narrateur replonge dans la mémorable journée de son dix-huitième anniversaire et des quelques suivantes. Le 29 avril (tiens, tiens, un premier clin d’œil autobiographique du taureau astral Baronian…) 1964, Alex accède à l’âge d’homme. Ou du moins, à la majorité civile. Son père, bouquiniste bien connu de la rue des Éperonniers, l’invite à monter en voiture et l’amène jusqu’à la porte d’entrée d’une haute maison bruxelloise où vient lui ouvrir une charmante créature répondant au nom parfumé de Capucine. Jusque-là le lecteur pourrait se croire – tout comme le jeune garçon d’ailleurs – embarqué dans une virée qui n’aurait d’autre but qu’un dépucelage offert par l’aîné. Et c’est un peu ça, en fait, à la différence que le caractère « professionnel » de l’acte n’a rien d’affriolant et doit être pris au sens premier de l’adjectif. L’amie de longue date de papa s’avère évoluer dans le monde pas très reluisant des « biffins » et aurait bien besoin d’aide pour vider une « mortuaire », soit dans le jargon des chiffonniers une maison où un défunt laisse derrière lui un bric-à-brac potentiellement lucratif. Une tape sur l’épaule du fiston, qui va vous faire ça comme un chef, et le grand tri du brol peut commencer…

Est-ce le sang paternel qui se met à parler dans les veines d’Alex, et l’instinct bouquinistique s’hériterait-t-il biologiquement ? Toujours est-il que le novice, malgré une vision troublée par les courbes affolantes de Capucine, met rapidement la main sur un lot de magazines populaires mettant en scène les aventures d’un certain Harry Dickson. Ces revues aux couvertures baroques et troublantes ont-elles une quelconque valeur marchande ? Qu’importe, pour leur dénicheur, elles présentent l’intérêt, bien supérieur à celui de l’argent, du mystère. Aucun nom d’auteur, en effet, sur ces aventures publiées par une enseigne dont l’adresse dit vaguement quelque chose à Alex ; puis dotées, quand on s’y plonge, de vertus qui réenchantent le morne quotidien… Mais voilà que Capucine se dérobe, que le louche Julos lorgne avidement sur les exemplaires rarissimes, que surgit de derrière l’arbre généalogique la silhouette d’un oncle dont on ignorait pour ainsi dire l’existence. L’enquête personnelle et la quête de soi peuvent commencer, jalonnées d’émois sensuels (que Baronian arrive à suggérer en fin connaisseur) et d’émotions poignantes.

Au fil du récit se filigrane un hommage à une figure majeure des lettres belges : Jean Ray. Celui que Baronian appelait L’archange fantastique dans le titre d’un essai publié au début des années 1980 hante de bout en bout ces pages. D’abord à titre référentiel, et sous couvert d’anonymat, dans la mesure où le novice ès bibliophilies ignore qui a bien pu imaginer toutes ces histoires qui le fascinent ; puis il s’incarne progressivement et sa présence, aussi sourde que bienveillante dans les derniers chapitres, permet une lecture rétrospective des péripéties qui auront amené jusqu’à lui.

Si l’Alex-personnage passe d’Éros à Thanatos dans le courant du récit, la muse directrice de l’Alex-narrateur reste Mnémosyne. Le ton général du récit, transposition fictionnelle des nostalgies de l’auteur, est à la tendresse, à l’ironie douce délivrée de toute amertume. Car « ce qui frappe dans ce roman complexe est sa légèreté, son habileté discrète, et malgré l’omniprésence des livres dans le champ de l’action, son absence d’inspiration livresque. » Le commentaire est de Luc Dellisse qui, dans sa belle préface, a cerné en une phrase les qualités majeures de ce texte à enfin découvrir pour ce qu’il est : un parfait bonheur de lecture.

Frédéric Saenen