Une rue à soi

Lydia FLEM, Paris Fantasme, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2021, 544 p., 24 €/ ePub : 16.99 €, ISBN : 9782021470031

flem paris fantasmeLa rue Férou est une petite rue parisienne, d’une dizaine d’immeubles à peine. Elle va de la Place Saint-Sulpice au Jardin du Luxembourg. Sise aux confins de Saint-Germain-des-Prés métamorphosé en marché du luxe, elle échappe à la marchandisation et au tourisme international, bien que les roulettes des valises des voyageurs Airbnb y résonnent parfois. Travaillée par des questions existentielles (« Qu’est-ce qui donne le sentiment d’être chez soi quelque part ? D’habiter tout à la fois son corps, sa maison et le monde ? »), Lydia Flem, auteure de l’inoubliable Comment j’ai vidé la maison de mes parents, dans son dernier livre, Paris Fantasme, consacre à cette venelle une réflexive et inventive promenade historico-littéraire.

Cinq cents pages pour cinq cents ans d’histoire. Avec des déambulations tout en liberté narrative afin de déchiffrer les mystères, retrouver les figures de personnages célèbres, fictifs ou (quasi) inconnus, raconter leurs grandes amours, leurs amitiés, leurs engagements politiques et artistiques, leurs faits divers. Qu’ils aient habité la ruelle de longue date ou pour un court séjour, qu’ils n’aient parfois fait qu’y passer. Pour les raconter, l’autrice épie aux fenêtres, ouvre les portes, monte aux étages, traverse les murs et exhume les traces d’hier et d’avant-hier, les palimpsestes d’une histoire de la vie mystique (Marie-Eugénie Milleret, unique sainte de Paris), des arts (le mouvement Cobra y est pratiquement né), de la littérature (Madame de Lafayette a écrit La princesse de Clèves au numéro 10), de l’édition (la revue Les Temps modernes, les éditions Belin), de la librairie (L’âge d’homme) … Elle invoque les fantômes de Man Ray, Colette, Hemingway, Prévert, Athos le mousquetaire, et d’Étienne Férou lui-même, procureur au Parlement, protecteur des lettres françaises à la Renaissance, mort avant 1547, qui a donné son nom à la rue.

Tout au long des pages, d’une écriture classique et élégante, forte de sa vaste culture, de ses connaissances psychanalytiques et de son goût pour l’enquête, Lydia Flem dépouille des archives, dresse des inventaires, collecte des listes d’événements de la vie sociale, écrit des lettres (à son cher Man Ray), des biographies réelles, des autobiographies fictives (Eugène Atget, photographe de Paris ; Dorothée Luzy, comédienne au Français), plonge dans l’histoire de France, s’interroge sur les arcanes de la création, rédige le journal intime des quelques mois où elle s’est immergée dans un studio de la rue, note des recettes de cuisine (le pot-au-feu d’Alexandre Dumas, les saucisses de brigands calabrais à la Giono d’Adrienne Monnier), cite des extraits de roman. Elle approfondit aussi ses propres interrogations, son histoire familiale. Elle fait de la rue Férou, sa rue. The place to be.

Arrivé au bout du livre, de la rue Férou en compagnie d’une bien agréable raconteuse, on se réjouit que la lecture nous ait offert le plaisir littéraire d’avoir vécu quelque part, d’avoir eu en/à nous une artère qui nous ait relié à des gens de chair, de mots, de rêves. Une véritable bouffée d’air frais en ces temps de vie confinée.

Michel Zumkir