Un coup de cœur du Carnet
Sophie D’AUBREBY, S’en aller, Inculte, 2021, 288 p., 18.90 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782360841189
Contrairement à l’amour mis en chant par Bizet, Carmen est enfant de bourgeois, et a toujours connu des lois. Née au début du 20e siècle au sein d’une classe aisée, dès son premier souffle, elle a endossé naturellement un costume étriqué confectionné de longue date par la société patriarcale, un « corset de manières cousu à même sa peau » par son milieu. Docile, elle a grandi sagement, sans questions ni attentes, en conformité, préservée. L’évidence la menait au mariage arrangé, une destinée dont elle était tenue à l’écart mais qu’elle acceptait en spectatrice. Cependant, même dans les dess(e)ins les plus maîtrisés, il y a toujours une ligne de fuite.
Suite à un affront délivrant, Carmen la dévie et prend la tangente. En mer, sous des traits masculins. C’est alors que, malmenée par les flots et incrustée de viscères de poissons, elle s’est redéfinie : son corps n’était pas celui d’un homme, mais son sort ne serait pas celui d’une femme : « L’identité est liquide, elle se coule sans effort dans de nouvelles rigoles, creuse de nouveaux recoins. » Dans un mouvement d’invention et d’initiation à elle-même, elle a également décillé ses yeux et a perçu, dans sa chair encore, une autre injustice (la première d’une interminable série), celle liée à la condition sociale : «
Chaque jour, elle se sent un peu plus concernée […]. Plus son épuisement croît et mieux elle comprend de quoi on parle […]. Elle sent bien qu’elle ne survivrait pas à une vie à ce rythme-là. Elle sent bien que leur corps d’homme ne les protège en rien de l’usure, de la brûlure du sel, des journées qui débordent sur le soir ou qui grignotent l’aube. Des vertèbres tassées. Elle sent confusément que rien ni personne ne résiste à ce labeur.
De même que l’amour, Carmen « est un oiseau rebelle / Que nul ne peut apprivoiser ». « Nul », certes ; mais « nulle » ? Orpheline de mère dès ses douze ans, Carmen s’est vite fondue dans l’amitié sororale. Des relations-refuges exclusives et épidermiques, qui ne l’ont toutefois préservée ni des trahisons ni des abandons. Cet amour polymorphe s’est incarné avec le plus d’absolu dans la figure d’Hélène. La magnifique et fougueuse Hélène rencontrée, après l’aventure marine, sur un parquet verni poli par les pas d’Isadora Duncan. Insouciantes et fusionnelles, les jeunes amies « cré[ai]ent à deux une chorégraphie exclusive et secrète », exploraient les possibilités de leur corps, partageaient les vibrations de leur âme. Leur danse les a menées à Java, un ailleurs fantasmé. Sur cette île gorgée de sève et de mystères, imbibées d’humidité et de rythmiques sacrées, elles ont fait l’expérience douloureuse d’autres hiérarchies, d’autres exclusions, d’autres impuissances aussi, tenant à la culture et à la réalité coloniale. La révolte a implosé dans leur corps, la musique salvatrice a tenté de panser les plaies.
Carmen, à l’image de l’amour, « […] c’est bien en vain qu’on l’appelle / S’il lui convient de refuser ». Elle n’est ni enflammée, ni passionnée ; néanmoins, elle brûle intérieurement. Son foyer crépite en son propre creux. Introvertie, secrète à certains égards, elle observe et puis s’implique, sans retenue, entièrement. C’est ainsi qu’au milieu de sa vie, Carmen, « gymnaste médicale », « professeure de danse rythmique », « kinésiste », « masseuse » (sa profession, taillée sur mesure, refuse d’adopter les contours des cases administratives), soigneuse des corps esquintés et chorégraphe de la libération des mouvements, entre dans la résistance. Sans éclats, avec autant de modestie que de fiabilité, elle assumera ses choix et leurs conséquences ravageuses jusqu’au bout, en accord avec sa pulsation.
Tel l’amour, enfin, Carmen « […] que tu croyais surprendre / Battit de l’aile et s’envola ». Car c’est bien un récit d’émancipation que Sophie d’Aubreby offre à lire dans son très beau premier roman, S’en aller. À travers quatre moments de l’existence de Carmen, l’autrice donne corps à des questionnements autour du genre, des rôles dévolus, de la prédestination, du rapport au corps, de la maternité, de la responsabilité, du langage, etc. Et, surtout, dans un style maîtrisé et une perspective narrative « externe », d’Aubreby crée une véritable héroïne. Carmen est un personnage tenaillé par une nécessité d’amplitude, qui devient sa quête. Elle la poursuit sans moralisme, ni sentiment de supériorité. Elle n’impose rien à quiconque, jamais, si ce n’est sa simple respiration. Elle avance, inflexible et hésitante, dans sa réappropriation d’elle-même et de ce qui l’entoure. Humaine, courageuse, sensible, lucide, meurtrie et imparfaite. Inspirante. Les espaces d’investissement se révèlent nombreux dans ce livre, et les prolongements apparaissent lumineux. « Prends garde à toi ! »
Samia Hammami