Jouissance du jeu

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Ludisme précédé de Gainsbourg et Bambou, Cormier, 2021, 114 p., 16 €, ISBN : 978-2-87598-027-4

bergen ludisme precede de gainsbourg et bambou« Je déclare que pour qu’un livre soit, il y faut les levants, les nuits, le choc des fers, les plaines et les vents, les siècles – et la mer qui joint et sépare. »

Explorant d’autres registres d’écriture que dans ses derniers opus (Ulrike Meinhof, Icône H., Portier de nuit), chantant le tandem Gainsbourg et Bambou et libérant, dans Ludisme, des sensations à partir de contraintes formelles qui paradoxalement désentravent la langue, Véronique Bergen ouvre dans ce recueil le matériau de l’écriture et de la pensée à partir d’autres énergies. Celles-ci sont en premier lieu vibratoires, physiques, situées sur un spectre riche en intensités diverses.

Sous-titrée « Mélodies en sous-sol », la première section intitulée Gainsbourg et Bambou puise dans les matières de l’inconscient, du souterrain, de l’extrême. Elle creuse derrière les apparences et fait vibrer/vriller les « lames de fond » de la rencontre des univers de Gainsbourg et de Bambou, tenus sur le fil du rasoir. Décapant les lieux communs de la construction du personnage Gainsbourg ou ceux d’une alliance exclusivement fondée sur le sulfure, elle donne voix à Bambou et au musicien, intensifie de façon intimiste non l’aspect biographique des deux êtres mais « leurs zones de résonances ». Dialogue fictif teinté de couleurs vespérales et oniriques, mots ciselés dans la fêlure et dans la sensibilité. Lascivité, indolence, attrait pour l’extrême et soif de l’ailleurs, les voix de Bambou et de Gainsbourg traversent dans ce recueil le caisson hyperbare de l’amour-formol, écarquille vers l’immensité et la profondeur de deux singulières incarnations.

Sous-titrée « Contrainte et révolte », la seconde section Ludisme vise à « un jeu sur la structure qui […] soit un jeu sur l’événement ». Détournement des expressions idiomatiques, montage d’incipit, sortilège des allitérations, cette partie touche aux conventions langagières. Elle déroule sur la page des partitions classées X et sifflées S, délivre une langue frappée par des maillets jouissifs. Véronique Bergen pousse les contraintes formelles non jusqu’à l’exaspération mais jusqu’à la brèche qu’elles fraient dans la pensée à chacun des phrasés où passent et dansent Sissi, Dirty, Laure ou Éva la charmeuse de mots. Percutante, cette section ébranle l’ouïe et la pensée, déstabilise toutes les particules figées qui se lovent dans les spirales cochléaires et visuelles de la langue. Jouer avec les contraintes formelles du langage est un pari autant qu’un péril : ce jeu ouvre sur une transfiguration dans l’appréhension du monde.

Orgastique, ce recueil creuse le corps de la langue, mêle son limon et son gravier, ses lettres, ses sons et ses formes d’où surgissent les ombres de l’inconscient, de l’inaccaparable, de la jouissance et de la métamorphose. Cochlée, pensée et vision exultent.

Charline Lambert