Balises sur le long chemin de l’égalité

Un coup de cœur du Carnet

Luc BABA, L’arbre du retour, Maelström, 2021, 264 p., 17 €, ISBN : 978-2-87505-401-2

baba l'arbre du retourLe dernier roman de Luc Baba relève du défi littéraire : en 250 pages, retracer le destin, sur plus de deux siècles (de 1803 à nos jours), d’une famille issue du Dahomey (aujourd’hui Bénin), embarquée sur un bateau négrier à destination des États-Unis, soumise à l’esclavage puis tentant peu à peu de conquérir sa liberté et sa dignité. Pour ce faire, L’arbre du retour procède par touches successives et opère des allers-retours dans le temps qui juxtaposent des situations mettant en scène Ayo et ses descendants.

La narration s’ouvre en 2013, dans l’Alabama, avec une remarque gratuitement agressive d’un policier blanc à l’encontre de James, un homme de couleur, professeur à la retraite. Retour direct sur la déportation de ses ancêtres, capturés, entassés dans les cales d’un bateau, survivant à la traversée, vendus, revendus, puis assignés à un maître, soumis à son bon vouloir. La description est rude, tout autant que les conditions de vie décrites, parce qu’il faut mettre des mots sur ce qui s’est passé pour conjurer l’oubli. Et que lorsque la liberté se conquiert, que l’esclavage est aboli, que les droits égaux sont votés, il faut encore que les comportements et les regards changent. Et que tant que subsistent des discriminations, que celles-ci peuvent surgir à tout moment, le passé est un sac rempli de pierres que les enfants doivent porter, souvent à leur insu, et qu’alourdissent encore la honte et les silences des parents. Si cette famille a traversé le temps, c’est parce que les huit générations qui ont suivi Ayo n’ont eu de cesse de transposer leur colère en conquête de l’instruction, puis d’œuvrer à l’émancipation de leurs semblables tout en forçant ceux qui leur barraient la route à reconnaître les bénéfices de leur action. Cela en passant outre les brimades, les intimidations et les assassinats perpétrés par le Ku Klux Klan des blancs suprémacistes. C’est donc tout naturellement que nous croisons au détour d’une page les événements les plus sombres qui ont marqué les deux siècles parcourus et les figures de Martin Luther King, d’Obama puis de George Floyd. De quoi repousser au loin l’oubli, seule perspective donnée lors de la capture des ancêtres.

 
 

Mais c’est bien entendu dans les destins personnels que le récit gagne sa plus profonde humanité. Si la conquête de la dignité est affaire commune, elle prend forme dans la prise de conscience et les engagements individuels qui font suite aux injustices subies. Ce parcours renouvelé à chaque génération nous est rendu avec subtilité et nuances. Sont mis en évidence le lien étroit avec la culture musicale des Afro-américains, l’omniprésence de la religion, le rôle de la lecture, de l’instruction. Mais aussi le doute, la colère, l’épuisement.

Luc Baba ne nous a pas donné une saga au long cours. Il enchaîne des séquences brèves et intenses, allant à l’essentiel pour mieux souligner les points de continuité et les ruptures, avec une économie d’écriture qui force le respect. Sa prose rayonne cependant d’images poétiques qui contribuent indéniablement et au charme et à la profondeur du propos. Il nous faut des conteurs pour mettre le présent en perspective et donner du sens aux concepts qui fondent les droits humains. Et pour rappeler inlassablement que l’écriture – et la lecture – sont aussi des rouages qui contribuent à l’indispensable entretien quotidien de ceux-ci.      

Thierry Detienne