La garde-robe : portrait en coupes et coutures

Sébastien MINISTRU, La garde-robe, roman, éditions Grasset/Collection Le courage, 2021, 183 p., 18,10 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-246 82635–4

ministru la garde robeCeux ou celles qui héritent, pour le meilleur ou pour le pire, des vêtements d’une personne décédée récoltent, si on en a gardé la mémoire, les traces d’une vie, les souvenirs d’une époque. C’est sur cet argument, inédit à notre connaissance, que Sébastien Ministru a fondé son deuxième roman au titre on ne peut plus sobre : La garde-robe.

En 2018, Sébastien Ministru publie un premier roman remarqué, Apprendre à lire, déjà dans la collection « Le courage » dirigée par Charles Dantzig chez Grasset. Il y évoque la relation émouvante entre un fils et un père analphabète qui lui demande de l’initier à la lecture et à l’écriture. Son deuxième roman démarre également sur les liens existants entre un père et son enfant, une fille cette fois. Vera. Rien d’émouvant cependant car le père est ici tyrannique, ce qui déterminera sa volonté farouche d’échapper à toute emprise.

Au décès de Vera, deux de ses nièces sont invitées par son « employée, amie fidèle et amante à ses heures » à se servir dans sa garde-robe. Ces deux nièces ne connaissent quasi rien de leur parente. Celle-ci a rompu très jeune tout lien avec sa famille dysfonctionnelle : un père violent et humiliant, un frère qui lui emboîte le pas et une mère qui se tait. De plus, elle est née dans un contexte ouvrier, qui handicape toute ascension sociale, et dans un village de corons et de terrils aux horizons bouchés. Vera mettra toute l’énergie de ses jeunes années à fuir la médiocrité de son milieu et une existence où tout est dessiné à l’avance. Sa liberté, elle va la conquérir par son travail de couturière et par son exil à la ville. Elle saisira ensuite toutes les opportunités qui se présentent à elle avec courage et détermination.

Les robes qu’elle a portées sa vie durant sont autant de chapitres de cette vie de combats. Tunique en lin, carré de soie, blouse écossaise, combinaison brodée, tailleur en laine, manteau en brocart, cardigan en cachemire, cape en zibeline et bien sûr des robes trapèze, foulard, asymétrique, en organza donnent un titre à chaque chapitre au fur et à mesure des découvertes des deux nièces « qui apprenaient à connaître l’histoire de leur tante dans la chronologie la plus désordonnée, chaque vêtement redistribuant à l’aveugle les cartes d’un passé qui, au gré de l’exploration des placards de Vera, sautait d’une période à l’autre de sa vie. » Les nièces apprennent les étapes de cette vie hors normes de la bouche de son amie Anne-Marie qui a vécu ses dernières années à ses côtés, essayant de limiter le recours aux médicaments et à l’alcool de son amie quand sa souffrance l’emporte sur sa détermination. « En entrant ici, les deux nièces avaient eu la sensation de profaner le lieu d’une intimité où, pendant des années, s’était jouée l’image d’une femme et, si on fouillait bien, une partie de son âme. »

Sébastien Ministru a opté pour un récit neutre à la troisième personne. Une option radicale qui donne un ton particulier au roman, tient l’émotion à distance, sur le fil, comme une voix off portée en surplomb d’une vie marquée de multiples hauts et bas. Pour s’extraire de la gangue familiale, Vera deviendra successivement secrétaire attitrée du patron d’un établissement de transports, maîtresse d’un manager du show bizness, puis d’un impresario qui en fait un produit à tubes comme chanteuse de variétés jusqu’à ce qu’elle se lasse de son emprise toxique. Elle rejoint un musicien brésilien et une auteure italienne francophile (Anna Maria que l’on a découverte sous le nom d’Anne-Marie), tombe amoureuse lors d’une nuit magique à Rio d’un riche industriel, Renzo Di Pasquale, qu’elle épouse. Elle découvre que son mari mène une double vie avec un homme qu’elle va accepter dans son existence malgré les risques encourus. Nous sommes aux débuts des années sida. Les deux hommes en mourront au prix d’une pénible agonie. Vera se retrouve seule, prend des amants, apporte son soutien à des associations féministes, une manière de renouer avec sa jeunesse bafouée, ainsi qu’à des organisations de défense des droits des malades et des séropositifs. Contre toute attente, elle connaît un regain de notoriété quand son disque brésilien qui fut un échec commercial devient culte auprès des jeunes générations quelques années plus tard.

Un jeune réalisateur, Luca Famain (parfois nommé Samain !?), la contacte pour l’aider à réaliser un film à propos de la vie dans les corons dans les années 1950 et 1960. Cet appel la plonge dans un état d’anxiété plus aigu que jamais et rouvre des blessures jamais soignées. Elle finit par dépasser ses réticences et Luca lui montre des images d’archives où apparaît quasi miraculeusement Vera à 7 ans, « habillée d’un tablier en tissu écossais rehaussé d’un col blanc. » Ce faisant, le jeune réalisateur lui permet de mesurer le chemin parcouru. Ce flash-back, ce retour aux sources, révèle la réussite de la petite fille qu’elle fut à trouver l’issue de secours d’une enfance à la destinée écrite d’avance. « Autodidacte du chic », comme elle se qualifie elle-même, toujours élégante, femme libre, elle aura réussi sa vie « avec, dans le regard, l’amusement entendu de celles qui savent d’où elles viennent, passent leur vie à l’oublier et ne l’oublient jamais vraiment. »

Michel Torrekens