Un projet romanesque hors-pair

Le tapis volant de Patrick Deville. Entretien sur l’écriture avec Pascaline David, Seuil et Diagonale, coll. « Grands entretiens », 2021, 193 p., 18 €, ISBN : 978-2-02-149067-1

david le tapis volant de patrick devilleAprès Jérôme Ferrari et Laurent Mauvignier, c’est avec Patrick Deville que Pascaline David s’entretient à propos de la création romanesque. Le but déclaré est de nature pédagogique : aider les jeunes écrivains à s’orienter et à progresser en bénéficiant de l’expérience d’un auteur confirmé. Le résultat du dialogue, cependant, va bien au-delà. Au fil d’un questions-réponses adroitement mené se découvrent certes un savoir-faire et ses rouages délicats, mais aussi différents traits de la personnalité interviewée, l’enchainement des espoirs, déceptions et réussites, la complexe relation entre l’écrivain et l’éditeur – sans oublier, au-delà de tout ceci, la nature profonde du travail littéraire.

À ce propos, P. Deville a des phrases décisives : « on n’écrit pas de la littérature parce qu’on a quelque chose à dire, mais peut-être au contraire parce qu’on n’a « rien » à dire, mais que ce rien est capital, qu’il est justement ce qui ne peut être « dit », « communiqué », mais dont on espère s’approcher par le biais des phrases […]. Quand je fais de la littérature, je ne cherche pas à transmettre d’autre message que la littérature ». S’y joignent d’autres choix hérités du Nouveau Roman : abandon du narrateur omniscient et de l’intrigue linéaire, rejet du mentalisme au profit du behaviorisme, évitement de l’émotionnel et des clichés, prédominance du regard et tendance hyperréaliste, etc. Telle fut la voie ouverte dès les années 1950 par les Éditions de Minuit, voie en-deçà de laquelle il est exclu de revenir, mais qu’ont fortement diversifiée des auteurs comme J. Echenoz, F. Bon ou J.Ph. Toussaint.

Ainsi débute, sous l’égide de Jérôme Lindon, la « première période » romanesque de P. Deville, cinq récits de fiction se succédant de 1987 à 2000 avec des personnages et des situations inventés, non sans une attention minutieuse à la construction narrative. Ainsi, Longue vue et Le feu d’artifice s’appuient sur des données scientifiques qui font office de guides : la théorie de Maxwell sur l’observation qui modifie inéluctablement le phénomène observé, l’expérience des cellules de convection d’Henri Bénard. Le ton est au détachement, à l’humour, au non-engagement ; il va changer avec La femme parfaite et Ces deux-là, où font leur entrée la politique et l’histoire contemporaine. Dès cette époque, la structuration du récit et la rédaction proprement dite sont précédées par la tenue de carnets : simples mots, fragments, descriptions, matériaux bruts accumulés au gré des circonstances, souvent lors de voyages lointains… On le note, l’auteur accorde une grande importance aux questions de méthodologie : si la procédure préparatoire à l’écriture évolue au gré des livres, la part du hasard ou du spontanéisme est réduite au strict minimum. Entretemps, P. Deville cherche une forme plus ample, plus libre, qui alternerait divers genres littéraires, du biographique à l’épistolaire en passant par le poétique ou le récit de voyage. Du fait même, il en finirait avec la vieille question : « quel est le sujet de votre livre ? »…

Autour de l’an 2000 nait ainsi un projet romanesque ambitieux et novateur : parcourant des lieux et des évènements disséminés sur la planète entière – d’où l’image du tapis volant –, il suivra les vicissitudes de multiples personnages ayant vécu de 1860 à nos jours. L’abandon de la fiction s’accompagne d’un changement d’éditeur, le cycle Abracadabra étant publié au Seuil dans la collection… Fiction & Cie, où sept volumes sur douze paraissent de 2004 à 2020, dont Pura Vida, Peste et choléra, Amazonia. Périple dans l’espace, le temps et l’histoire, l’entreprise est fermement arrimée au réel grâce à une enquête documentaire pointilleuse, sans compter que l’auteur séjourne dans les pays où les faits se sont déroulés et où il prévoit d’écrire : Amérique centrale et latine, Afrique, Sud-Est asiatique, etc.  « Longtemps, c’est un travail rationnel de lectures, d’annotations, de déplacements, d’entretiens. […] Ensuite, d’un coup, les phrases viennent, quelque chose échappe. Ça devient vraiment de la littérature quand quelque chose échappe, quand ce travail rationnel devient irrationnel ».

Dans l’entretien avec P. David, P. Deville apparait comme un écrivain intelligent, cultivé, polyglotte, très organisé, un peu froid, ne cessant de questionner le sens de sa propre activité, sachant reconnaitre son dû envers ses prédécesseurs – G. Flaubert, M. Schwob, C. Simon – sans pour autant leur emboiter le pas. Mais surtout, le livre décrit avec précision une entreprise littéraire hors-pair, hautement exigeante et profondément originale. À cet égard, il se révèlera vite indispensable à tout qui s’interroge sur l’évolution actuelle du genre romanesque et les moyens de quitter les sentiers battus.

Daniel Laroche