Res et Verba

Pascal DURAND, La leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Lettre volée, coll. « Essais », 2021, 210 p., 23 , ISBN : 9782873175795

durand la lecon des chosesL’expression « leçon de chose » apparaît dans le vocabulaire pédagogique des dernières décennies du 19e siècle. Basée sur l’intuition, cette méthode met l’élève en contact avec un objet concret afin de mobiliser autant son intellect que ses sens ; elle met en connexion étroite les facultés de penser et de classer qu’étudiera plus tard Foucault… Elle fera florès auprès des instituteurs de la République, toujours friands d’innovations pour parfaire l’art de transmettre.

Pascal Durand sait que le professeur n’est pas qu’un enseigneur, mais un passeur. De savoir, certes, mais surtout de regard. La littérature est en soi un objet, insaisissable en son entier, pourvu de mille et une facettes, mais susceptible d’être examiné sous tous les angles et compris intimement dans son fonctionnement machinique.

Le principal reproche formulé à l’encontre des analystes, qui pis est universitaires, est qu’ils disséqueraient à froid la matière dont ils s’emparent, partant lui ôteraient toute poésie, toute vie. Outre l’anti-intellectualisme crasse que dénote un tel jugement, il est également profondément injuste : un poème, un texte en prose, un roman, un feuilleton n’ont sans doute besoin que d’un lecteur pour exister pleinement ; mais leurs exégètes, quand ils savent en pénétrer la substance, en livrer les clés, en sortir le suc, contribuent à sublimer leur importance, non plus seulement littéraire, mais culturelle.

En effet, en littérature, « les objets inanimés […] ont une âme, en considérant celle-ci non comme un principe qui les informerait de l’intérieur, mais comme un nimbe s’agrandissant autour d’eux ». Ainsi, resitué dans un contexte, un champ référentiel, un réseau de représentations et de croyances, chaque objet acquiert une dimension capitale pour la compréhension (rationnelle) et l’appréhension (sensible) de l’œuvre où il prend place. Les données de la technologie, les dimensions du corps, l’approche du temps s’emboîtent alors au moyeu de l’imaginaire. Et la fiction tourne, en roue souverainement libre.   

Le personnel romanesque convoqué dans cet essai est confronté à un « grand chosier » dont il s’agira de faire jaillir le sens. À commencer par le Robinson de Defoe qui, à travers son isolement et sa recréation d’une civilisation à l’usage d’un seul (jusqu’à Vendredi…), refonde en nous ce principe inaliénable : « En chaque homme tous les hommes ». L’on pouvait supposer que seraient présents Edmond Dantès – Pascal Durand étant un dumasien émérite, et ses pages sur Monte-Cristo chimiste et physicien en attestent – ou encore le fascinant Michel Strogoff. On l’attendait moins du côté de Georges Simenon, Robert Desnos, Marcel Thiry ou encore Léon Bloy… De ces auteurs, populaires ou marginaux, monstres sacrés ou petits maîtres, Pascal Durand ausculte le rythme particulier, explore les rouages sans en compromettre jamais l’harmonie.

De conserve avec lui, le lecteur entre en intelligence avec les œuvres qu’il redécouvre. Et le génitif pluriel de cette « leçon des choses » révèle alors toute sa fécondité.

Frédéric Saenen