« Le Baron, vraiment, ne plaisantait pas avec les plaisanteries »

Un coup de cœur du Carnet

Bernard QUIRINY, Portrait du baron d’Handrax, Rivages, 2022, 176 p., 17 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782743654993
Archibald d’HANDRAX, Carnets secrets, Rivages poche, 2022, 176 p., 7 € / ePub : 6,99 €, ISBN : 9782743655051

quiriny portrait du baron d handraxQuand on ouvre un livre de Quiriny, on entre, à la suite de ses personnages, dans un monde à part. Parfois, ce monde clos est joyeusement cauchemardesque ; parfois c’est un délice hors du temps.

Bernard Quiriny entame son Portrait du baron d’Handrax dans le ton de son Monsieur Spleen. Il a à cœur de nous parler d’un certain « Henri Mouquin d’Handrax (1896 – 1960) : peintre mineur, oublié de nos jours », c’est-à-dire discret, loin des feux de la rampe, tout à fait étranger à la vulgarité de la mode. Ce peintre, Bernard, le narrateur, s’en « entiche par hasard », va distraitement visiter le petit village de l’Allier dont il est originaire, découvre un musée, apprend qu’on y cherche un second gardien. « Ainsi commença ma nouvelle vie », nous confie-t-il avec détachement. Il rencontre assez vite le personnage haut en couleur du lieu : le Baron Archibald d’Handrax, petit-neveu du peintre, qui deviendra son ami et le sujet du livre.

Le Baron est fascinant, chaque journée passée à ses côtés est une surprise. Dans son prologue de Gargantua, Rabelais dresse le portrait de Socrate et lui prête « un détachement incroyable à l’égard de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent » Cette description convient parfaitement au Baron. Et le terme « portrait » du titre est utilisé à bon escient : il ne s’agit pas ici du récit de sa vie, ni même des épisodes saillants de son existence. Le narrateur tourne autour de son modèle, en dessine à main levée les facettes remarquables, comme il copie les œuvres du grand-oncle Mouquin afin d’en tirer une étude, peut-être un livre.

Le Baron d’Handrax collectionne des maisons dont personne ne veut, les laisse en état, contenu compris, se contente de les faire aérer et dépoussiérer régulièrement. Chaque maison a figé l’époque où elle a été vendue. Ainsi, quand le Baron a envie de faire un long voyage, il va passer quelques heures en 1981, ou en 1965. Il en revient dépaysé. Dans le même ordre d’idées, le Baron fait de brefs séjours dans un internat de jeunes garçons, pour conserver son enfance. Il organise des repas avec des sosies de grands personnages. En promenade, il sélectionne les éléments du paysage qu’il ne faut pas regarder. Il apprend des langues que presque personne ne parle (« Je voulus demander à quoi cela pourrait servir, mais j’eus le réflexe de me retenir, devinant qu’il aurait trouvé cette question idiote, voire choquante ») ; il a deux foyers ; il bricole des guillotines avec son fils ; il va chez le coiffeur pour faire naître ses idées – il ne fait rien comme tout le monde.

Feu d’artifices, catalogue d’us et coutumes décalés, le Portrait du Baron d’Handrax nous emporte loin du flux de la modernité, loin des thèmes du moment, dans une parenthèse où, comme l’écrit Kundera, le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès. Le lecteur prend des vacances à Handrax. « J’étais charmé par ses manies, que je croyais comprendre assez bien », nous dit le narrateur à propos du Baron. En effet, Bernard ne photographie par les tableaux de Mouquin, il les recopie. Nous-mêmes, comme Bernard, avons besoin de ralentir la cadence, de fignoler des plaisanteries, de parler longuement avec un ami, de faire des choses belles qui ne servent à rien. Si la mécanique narrative du Portrait pouvait se suivre sur une carte, ce serait celle des sentiers de l’inutile.

Le livre se goûte par bouchées. Les chapitres sont brefs, comme autant de vignettes sur un thème. Le rythme y est parfois celui d’une description, presque documentaire ; ailleurs c’est une véritable nouvelle qu’on lit, et Quiriny nous montre alors son art subtil de la chute. On nous raconte des histoires, on nous fait voir que le monde pourrait être moins vulgaire, on nous parle un langage raffiné et délié : on nous ramène en enfance sans nous prendre pour des enfants. Ce que la littérature peut faire de mieux à ses lectrices et lecteurs.

d'handrax carnets secretsEt Bernard Quiriny, comme le Baron qui « ne plaisantait pas avec les plaisanteries », va au bout de sa création. Il ne se contente pas de nous offrir un roman éclatant, il nous révèle que son héros a laissé des manuscrits, que lui-même s’est chargé d’en proposer un à la publication. Le voici, ce livre du Baron, il s’agit d’un recueil d’aphorismes brillants et décalés qui prolongent notre gourmandise, intitulé Carnets secrets, et ce livre, les éditions Rivages l’ont sorti en même temps que le Portrait. On les soupèse tous les deux. Dans la main gauche, le portrait de l’excentrique Baron. Dans la main droite, ses pensées. Les rêveries véritables laissent ce genre de traces.

Nicolas Marchal