Jean Marc TURINE, Révérends pères, Esperluète, 2022, 122 p., 16 €, ISBN : 978-2-35984-150-3
Dans ses œuvres radiophoniques, dans ses livres qui souvent leur répondent, Jean Marc Turine s’est attaché à donner voix à ceux et celles que l’on n’écoute pas : Liên, la jeune Vietnamienne au corps détruit par l’agent orange dans Liên de Mê Linh, ou le peuple rom dans La Théo des fleuves – un roman qui a valu à son auteur le prix des Cinq continents de la Francophonie. Avec Révérends pères, c’est un silence d’une autre nature que l’écrivain brise : il met en mots les agressions sexuelles que lui ont infligées à l’adolescence plusieurs jésuites, professeurs du Collège Saint-Michel où il était scolarisé, et désignés par une initiale dans le livre.
Le récit de Jean Marc Turine est de ceux qui ne nous quittent pas une fois le livre refermé. Il nous laisserait incrédules s’il n’était pas si évidemment vrai, si manifestement authentique. Car de son écriture toujours aussi juste et maitrisée, c’est une mécanique implacable d’abus de jeunes adolescents que l’auteur relate à partir de son histoire personnelle. Au Collège Saint-Michel où il menait en cancre (c’est lui-même qui le dit) une scolarité poussive, quatre de ses professeurs, des jésuites, l’ont violé, successivement et de façon répétée.
Tout autant que le récit des faits, le livre est aussi celui de la réticence à les raconter. L’auteur ne s’en est jamais ouvert à ses proches ou à quiconque, n’a jamais déposé plainte. Pour enfin livrer son histoire, s’en dé-faire peut-être (« avant ma mort »), c’est par l’écriture et non par la parole qu’il passe :
Donc écrire ce que je n’ai jamais révélé. Jamais. […] jamais je n’ai avoué, terme erroné puisque je serais dès lors coupable de ce qui m’a été imposé, jamais je n’ai raconté […] l’ampleur des dégâts, des blessures, avec la plus juste exactitude, la résurgence de l’existence vécue. Son intensité. Son désespoir. Sa déchéance. Sa turpitude. Son indicibilité. Sa banalité.
Sortant du silence, l’écrivain est alors confronté à la difficulté de témoigner – fût-ce de sa propre expérience. Son exigence? Raconter les faits « avec le plus de justesse possible » – ce qui implique à la fois d’écrire en toute sincérité, mais aussi d’être lucide sur les moments où l’exactitude se dérobe. Et d’en informer les lecteurs. Ainsi, souvent, Turine interrompt son récit pour faire état de trous de mémoire. Scrupuleusement, il note les moments où les souvenirs se font vagues, où l’incertitude règne. Autre difficulté : le choix des mots. Sur ce plan aussi, Jean Marc Turine fait œuvre de rigueur, s’attachant à restituer le passé tel qu’il a été vécu et perçu, en le distinguant de ce qui constitue une mise en récit postérieure : certains termes n’étaient pas connus de l’adolescent, les mots de l’adulte s’imposent sur la réalité vécue par le jeune et rendent le récit plus précis, mais aussi partiellement inauthentique.
Parmi les mots qui sont venus plus tard, il en est un toutefois, que l’auteur revendique, car il est seul propre à qualifier les sévices que les prêtres lui ont fait subir :
L’irréversibilité du viol – est-ce autre chose ? – reste imprimée comme un tatouage illisible marqué au fer dans ce que je suis […]
Le viol se grave dans le corps de la victime, la conduisant à rejeter tous les contacts physiques amicaux, amoureux ou anodins :
Surtout qu’on ne me touche plus. Après ma libération, pendant de très longs mois, j’ai fui les baisers, les accolades, entre amis. Même un serrement de mains me révulsait.
Alors, Jean Marc Turine s’autorise à exprimer la colère, la rage qui ne l’ont pas quitté : « Il est temps de l’écrire avant ma mort pour les anéantir définitivement, ces minables mecs ensoutanés, si banalement dépravés, parce que de pareilles infamies donnent envie de tuer ». Et le titre, Révérends pères, s’impose dans toute sa mordante ironie.
Le 19 février, France Culture a diffusé la version radiophonique du livre, mise en voix par Jacques Gamblin. Ainsi l’indicible est-il finalement dit. Par un autre.
Nausicaa Dewez
En savoir plus
- Révérends pères, une œuvre radiophonique sur le texte de Jean Marc Turine, réalisée par Juliette Heymann, avec la voix de Jacques Gamblin, a été diffusée sur France Culture le 19 février. Elle est toujours disponible en podcast.
- Jean Marc Turine : Écrire, dit-il, en hommage, en colère, dans l’indignation (Le Carnet et les Instants n°199, 2018)
- La fiche de Jean Marc Turine sur Objectif plumes