Jean-Luc OUTERS, Hôtel de guerre, Gallimard, coll. « L’infini », 2022, 192 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782072944239
Au fil d’une saisissante fiction, Jean-Luc Outers nous embarque dans une remontée dans le temps, un vertige mémoriel, direction Sarajevo assiégée, au cœur des combats dans l’ex-Yougoslavie. Invité par Reporters sans frontières à se rendre à Sarajevo en qualité d’écrivain, l’auteur séjourne en 1994 durant une semaine à l’Holiday Inn où sont regroupés les journalistes internationaux. Vingt-cinq ans plus tard, une force irrépressible le pousse à remettre ses pas dans l’année 1994, à se donner rendez-vous avec un pan de passé collectif marqué par la douleur, avec un fragment de passé intime condensé dans le nom d’Anna, une anesthésiste italienne rencontrée dans un hôpital.
Étrange et troublante sensation de plonger dans Hôtel de guerre à l’heure où la guerre en Ukraine fait rage. Au plus nu, sans pathos, le récit retrace les ondes de choc d’une rencontre avec une population meurtrie, avec une ville pilonnée sans relâche par les forces serbes, quartiers détruits, maisons éventrées, réfugiés bosniaques estropiés, amputés, survivants enterrant leurs morts… Comment un étranger, en mission durant sept jours, peut-il entrer en contact avec l’horreur afin d’en témoigner ? Les déambulations dans une ville saccagée, étalant ses plaies, son cortège de morts, se doublent d’un voyage dans l’Histoire d’une région marquée par la répétition différentielle des tragédies. D’une époque à l’autre, l’enfer frappe aux portes de Sarajevo, depuis la mort de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse Sophie en 1914, entraînant le déclenchement de la Première guerre mondiale.
La question « que peut l’art, que peut l’écriture face à la destruction ? » irrigue ces pages. Pourquoi être venu à Sarajevo, avec quel espoir ? Pourquoi l’entente entre Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques, chrétiens, juifs, musulmans a-t-elle fait place au feu de la haine ? Pourquoi revenir vingt-cinq ans après sur les traces d’un conflit meurtrier, sur les traces d’un amour ?
Je me présentai comme écrivain, un mot qui m’a toujours semblé étrange car il ne désigne pas vraiment une profession, plutôt une occupation ou un rapport au monde. « Vous venez ici pour chercher l’éclaircie dans l’obscurité ? me demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Peut-être ériger les mots contre la brutalité du monde. »
La littérature, ses troupes de mots n’ont jamais arrêté une guerre. Elle peut la dénoncer, se révolter contre la barbarie, témoigner, en appeler à la paix comme elle peut célébrer les puissances de la belligérance, exalter l’ardeur patriotique. Sarajevo soufflée par le chaos, c’est avant tout des images de dévastation, des odeurs de brûlé, une impuissance à assister, en tant que spectateur, à la fin d’un monde. On se tient en dehors du « Tu n’as rien vu à Sarajevo » et du « Tu as tout vu à Sarajevo », à l’extérieur du tout et du rien, sur une autre rive que « Sarajevo, mon amour ». Dans la nuit qui recouvre la ville, des ombres s’activent à parier pour la vie, à faire reculer l’empire de la mort. Au nombre de ces ombres, Anna, l’anesthésiste venue de Rome pour sauver des vies, pour damer le pion à la folie de l’anéantissement et soulever le couvre-feu mental né dans le sillage du couvre-feu matériel.
L’architecture du récit est donnée par les deux dates de 1994 et de 2019 qui composent respectivement la première et la seconde partie. Les interrogations de 1994 se déportent dans un questionnement intime un quart de siècle plus tard. Une nécessité pousse l’auteur à rouvrir un pan du passé, à revoir une ville qui s’est relevée sans oublier ses blessures. Obscurément, dans ces lieux reconstruits qui portent encore les traces, les séquelles des affrontements meurtriers, c’est le corps, la personne d’Anna qui hante l’écrivain, leur nuit passée à Rome lorsqu’ils quittèrent Sarajevo. Au centre des spectres d’une guerre, le souvenir d’une femme. La recherche du temps passé se confond avec la quête d’Anna. Durant quatre ans, rien n’a pu arrêter la musique des bombes qui s’abattait sur Sarajevo. Durant vingt-cinq ans, rien n’a étouffé la musique de l’amour.
En 2019, flânant dans les rues de Zagreb avant son vol pour Bruxelles, les pas de l’écrivain le mènent au Musée des cœurs brisés qui abrite des objets témoignant d’une séparation amoureuse, laissés par des êtres endeuillés par une rupture sentimentale ou la mort de l’aimé. Le livre Hôtel de guerre brille comme l’objet talisman d’une histoire, un objet qui a moins sa place dans le Museum of Broken Relationships que dans les champs de la passion immortelle ou éternisée par la littérature.
Véronique Bergen